La directrice de la photographie Claire Mathon, AFC, parle de son travail sur "Rester vertical", d’Alain Guiraudie

par Claire Mathon

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Filmer la nature et le rapport de l’homme avec elle est l’un des socles des films d’Alain Guiraudie. Après L’Inconnu du lac, qui remporte le prix de la mise en scène à Un certain regard en 2013, le réalisateur tourne son cinquième long métrage entre la Lozère, le Marais poitevin et Brest. Rester vertical, un film de loup, de paternité et de déchéance, concourt pour la Palme d’or de ce 69e festival de Cannes.

C’est Claire Mathon, AFC, qui avait signé l’image de L’Inconnu du lac, qui collabore pour la deuxième fois avec Alain Guiraudie pour ce film. Elle nous dévoile ici cette aventure filmique qui vient enrichir sa carrière déjà passionnante aux côtés de Maïwenn, Alix Delaporte, Louis Garrel ou encore Bruno Podalydès. (BB)

Léo est à la recherche du loup sur un grand causse de Lozère lorsqu’il rencontre une bergère, Marie. Très vite, ils ont un enfant ensemble mais l’idylle est de courte durée car quelques mois plus tard, Léo se retrouve seul avec leur bébé sur les bras. C’est compliqué mais au fond, il aime bien ça. Pendant ce temps, il ne travaille pas beaucoup, et sombre peu à peu dans la misère. Sa déchéance sociale va le ramener vers les causses de Lozère et vers le loup.
Avec Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thierry, Laure Calamy

Claire Mathon sur le tournage de"Rester vertical", d'Alain Guiraudie - Photo Emmanuelle Jacobson-Roques - emmanuelle-jacobson-roques
Claire Mathon sur le tournage de"Rester vertical", d’Alain Guiraudie
Photo Emmanuelle Jacobson-Roques
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Les nuits paraissent vraiment naturelles, c’est très beau et surprenant…

Claire Mathon : Après L’Inconnu du lac, exclusivement tourné en lumière naturelle, Alain imaginait des nuits tournées en pleine nature uniquement éclairées par la lumière de la lune. Pour répondre à cette envie, il fallait bien sûr une caméra très sensible. La Varicam 35, de chez Panasonic, et ses 5 000 ISO venait de sortir. Nous avons fait des essais un mois avant le tournage, le résultat était surprenant.
La plupart du temps, les nuits sont froides et monochromes. Les images que nous avons tournées à la pleine lune étaient un peu chaudes et les couleurs étaient présentes. C’était étonnant, les étoiles et le dégradé du bleu dans le ciel nous ont donné envie de filmer les séquences du film dans cette lumière

Nous n’avions bien sûr encore aucune certitude sur le fait de pouvoir profiter de la pleine lune pendant le tournage mais cela deviendrait notre référence. Il était envisagé de tourner en nuit américaine si la météo était mauvaise. Nous avons eu de la chance et la majorité des nuits du film sont éclairées par la lune.
Au final, elles ne sont pas si chaudes mais j’ai essayé de conserver de la teinte dans les carnations et dans la nature, du jaune vert dans l’herbe. J’ai été obligée de garder du froid notamment pour faire le lien avec les intérieurs de pleine lune qui perdaient vite leur caractère nocturne une fois neutralisés. C’est plus difficile de garder l’aspect naturel de la nuit en intérieur.

Mais ce choix de tourner en "vraie" pleine lune réduisait énormément le temps de tournage !

CM : Oui ! La pleine lune, c’est une journée par mois ! Et encore, car il ne faut pas qu’il y ait de nuages ! Nous avions décidé de tourner également le jour avant et le jour après la date de la pleine lune. Nous étions bien conscients que c’est très limitant de tourner en "vraie" pleine lune. Il y a donc eu des plans exclusivement tournés avec la lumière de la lune, certains avec un peu de lumière additionnelle, d’autres en soir et également des nuits américaines. Les essais m’avaient permis de définir la couleur, la densité et la matière des nuits et donc de me préparer à les mélanger. Le travail avec Christophe Bousquet, l’étalonneur (avec qui j’avais déjà collaboré sur L’Inconnu du lac) a été très important pour ces séquences.
C’est une drôle d’expérience que de travailler à de pareils niveaux ! Avec le chef électro, Ernesto Giolitti, nous avons imaginé une source très faible mais assez grande pour imiter la qualité de la lumière de la lune : des rubans de LEDs en réflexion sur du noir.
Je me suis longtemps demandé : « Si on voit un peu partout dans l’image et que je garde le côté un peu plus chaud que ce que l’on voit d’habitude, est-ce qu’on ne va pas croire que les plans ont été tournés le jour ou le petit matin ? Est-ce qu’on va croire à la nuit ? »
Parfois quand tout est "naturel ", les choses ont curieusement l’air artificiel.

Heureusement, il y a les vraies étoiles – et ça se sent que ce sont des vraies ! -– qui nous indiquent bien que c’est une vraie nuit ! La Varicam n’est pas utilisée pour les autres plans ?

CM : Non, je n’ai utilisé cette caméra que pour les nuits de pleine lune. Le film a été tourné en RED Dragon. J’ai ajouté un peu de texture, du bruit de la Varicam, pour les nuits trichées tournées en Dragon en la dosant suivant les plans.
D’autre part, les nuits américaines devaient raccorder avec les vraies nuits. Avec Alain, nous avons souvent échangé sur les différentes manières de travailler les nuits américaines et nous étions convaincus qu’il fallait tourner sans soleil.

On sent une grande importance des lieux et des espaces dans ce film.

CM : Parfois je me dis qu’Alain est un cinéaste géographe ! Il y a vraiment une teinte spécifique aux trois régions du film. On avait envie de rendre l’aspect pelé, jauni par le soleil du Causse, le gris de la ville de Brest, et le vert luxuriant du Marais poitevin. Je pressentais qu’il ne fallait pas que l’image soit trop colorée, trop saturée, pour laisser au film quelque chose d’atemporel.

Il y a d’ailleurs un rapport à l’espace et au temps assez flottant. Est-ce volontaire ?

CM : Il est vrai qu’on ne relie pas géographiquement les lieux et que le passage du temps est assez vague. Seul l’enfant marque le temps. Il fallait faire ressentir les saisons, le temps qui passe sans l’imposer, sans le surligner.
Par contre, les moments de la journée sont assez marqués. Nous n’avons pas hésité, à l’étalonnage, à accentuer les aubes, les crépuscules ou les fins d’après-midi.

Comment as-tu éclairé les intérieurs qui paraissent très naturels ?

CM : L’expérience de L’Inconnu du lac m’a donné envie de retrouver dans les intérieurs la même simplicité, de laisser la lumière en dehors des lieux pour travailler comme en lumière naturelle. En extérieur, on accepte que la lumière soit changeante et que chaque moment soit unique. J’ai essayé de retrouver cette sensation en intérieur, laisser vivre la lumière même quand les projecteurs ont remplacé le soleil. Souvent, on a tendance à fixer une direction, à trouver la bonne installation et à verrouiller un peu la lumière en intérieur jour.

Peux-tu nous expliquer comment est tournée la séquence avec les loups ?

CM : Alain a l’habitude de découper les scènes en amont. Nous avons tourné à une seule caméra. Il y avait pas mal de contraintes, des enclos autour des loups et des fils pour séparer les loups et les comédiens ainsi que les loups et la caméra. Les fils ont ensuite été gommés en postproduction. Cette scène a été tournée sur une journée du lever au coucher du soleil. C’était donc une gageure d’imaginer raccorder des plans tournés à midi, d’autres tournés avec le soleil rasant du matin et d’autres tournés avec le soleil rasant du soir alors que toute la scène est censée se passer au lever du soleil. La mise en place, les déplacements, tout était très long. Pendant le tournage, j’ai essayé de garder au maximum les situations à contre-jour ou en latéral quand la lumière était basse, et de jouer avec les flares. J’ai profité du gros travail en postproduction sur cette séquence pour faire rajouter des ombres et donner la sensation que tout se passe au lever du soleil.

Une conclusion ?

CM : J’ai eu la chance que les rushes soient étalonnés par l’étalonneur du film, une manière de dialoguer et de s’approcher du rendu final pendant le tournage. J’envoie des notes quotidiennes, nous parlons des images. Les relisant pendant l’étalonnage, j’avais noté cette phrase de Soulages – qui a son musée pas très loin des Causses – : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ».

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)