La directrice de la photographie Claire Mathon parle de son travail sur "Trois mondes", de Catherine Corsini

Après des études de cinéma à l’Ecole Louis-Lumière, c’est avec Maïwenn et pour Pardonnez-moi que Claire Mathon éclaire son premier long métrage en 2006. Elle retrouve Maïwenn pour Le Bal des actrices et pour Polisse, au côté de Pierre Aïm, AFC. Elle a également fait l’image de Plein Sud (Sébastien Lifshitz), de La Vie au ranch (Sophie Letourneur) et de Angèle et Tony (Alix Delaporte).

Pour cette première collaboration avec Catherine Corsini, parle-nous de sa manière de travailler.

Claire Mathon : Catherine a une présence très forte auprès de tous ses collaborateurs. Elle est à l’écoute et encourage les partis pris. Je ne serais peut-être pas allée aussi loin si elle ne m’avait pas poussée dans certains extrêmes. C’est également quelqu’un qui cherche beaucoup, qui a une grande exigence. Elle a sa manière à elle de garder une tension pour ne pas que l’on s’endorme !!! C’est précieux pour un chef opérateur d’avoir cette relation, d’être encouragé à prendre des risques dans le sens du film. Et pour ma part, j’ai également apprécié faire un film qui n’est pas un premier film.
Je me souviens de quelques-unes des indications de départ : urbain, noir, énergique, sombre, mystérieux, froid. Nous avons revu quelques films de Melville, notamment pour ses nuits, à l’époque où le sodium n’avait pas encore envahi Paris.

Comment s’est effectué le choix du support du film ?

CM : Au départ, la production encourageait le tournage en numérique et Catherine semblait au début de la préparation favorable, même enthousiaste, à l’idée d’un film en numérique. Nous avons fait des comparatifs Alexa ProRes / 35 mm tournés dans les décors du film et avec les comédiens (Raphaël Personnaz et Clotilde Hesme). Pour tous les plans, nous avions une préférence pour le 35 mm car nous y trouvions une subtilité dans les teintes et dans les mélanges de teintes. La Fuji rendait magnifiquement les carnations dans des situations lumineuses très variées. Dans les décors où l’on ne pouvait pas intervenir sur la lumière – au Bon Marché par exemple –, la pellicule supportait mieux les mélanges de couleurs. Pour des raisons économiques, nous avons opté pour l’Alexa. Mais finalement, une grosse semaine avant le tournage, un financement supplémentaire est arrivé et Catherine a tout de suite dit : « On tourne en 35 ! ».

La sous-exposition dans Trois mondes est très belle, car elle est soutenue par des brillances… Peux-tu nous expliquer comment tu as éclairé les nuits urbaines ?

CM : Je voulais qu’il y ait une vraie logique avec les espaces et rester fidèle aux lumières urbaines, que les comédiens soient éclairés par l’environnement, que ce soit mouvant. Mais je voulais canaliser cette lumière et choisir les teintes.
Pour les plans avec les comédiens dans les voitures, on a mis en place avec le chef électro (Ernesto Giolitti) un système assez léger de Lite Panel bicolore en réflexion relié en DMX sur une console, pour jouer sur la couleur et l’intensité pendant les plans. L’essentiel est à l’extérieur des voitures. Pour les rues en général, j’ai fait éteindre systématiquement les sodiums, ce qui permet de retrouver des zones d’ombre. Nous avons recréé nos propres réverbères plus directionnels et moins chauds à l’aide de boules 2 kW et 5 kW.
Laisser une grande place au noir était une constante, chercher des zones de pénombre dans chaque décor. Dans le grand décor du garage, avec les bureaux et les parkings, il fallait également créer des circulations et différencier les zones notamment par la lumière. Il y a beaucoup de tubes et beaucoup sont dans le champ. Nous avons changé environ 300 tubes sur ce film.

Souvent, ces espaces sont reliés par des panos ou des travellings, il t’a fallu éclairer tout à la fois ?

CM : Oui. Catherine voulait circuler librement dans les décors, être toujours avec ses personnages, pouvoir tourner dans tous les axes comme avec Al dans le garage. Cela nécessitait une géographie lumineuse préétablie dans les différents espaces. A l’hôpital par exemple, nous avons choisi des tubes froids dans les salles de réanimation et des tubes plus chauds dans les couloirs.
Dans le bar de nuit, nous avons changé 50 petites ampoules pour ne pas subir les ampoules économiques. Mes choix se posaient en ces termes : quel type de source, quelle dominante et seront-elles dans le champ ? L’éclairage additionnel était souvent très diffusé.
Cette liberté de mouvement est aussi permise par les décors. Une longue période de recherche et travail sur les décors a eu lieu en amont avec Catherine et le chef décorateur Mathieu Menut.

Dans le bureau de Raphaël, de nuit, les partis pris sont assez radicaux…, pas de lumière sur le visage qui se découpe seulement sur un fond clair…

CM : C’est également lié à cette manière d’aborder les espaces. Cela donne du mystère à cette scène, comme si on cherchait à l’épier, les parois vitrées de son bureau y participent également. Catherine avait envie qu’Al soit parfois vraiment dans l’ombre, juste une silhouette.

Pourquoi la Fuji Eterna Vivid ?

CM : J’ai, dès les premiers essais, imaginé ces trois mondes urbains en Fuji.
Avec tout ce noir dans les costumes, les voitures, les cheveux, les nuits, il ne fallait pas en rajouter. Les noirs, avec la Vivid, sont vraiment denses, très beaux mais très profonds. Pour faire exister tout ce noir, j’ai préféré un peu de douceur d’où le choix de l’Eterna.

Pour conclure, peux-tu nous parler de l’étalonnage ?

CM : J’ai l’impression qu’à chaque film, j’expérimente une nouvelle chaîne !
Trois mondes a été tourné en 2 perfs avec scan 2K et étalonné sur Colorus. Cela a été assez long et pas toujours simple de retrouver la simplicité du négatif. Le scan affadit un peu, on perd en brillance, notamment quand on va dans les limites de la sous-exposition sur le négatif. Mais c’était agréable d’étalonner dans les nouvelles salles d’Eclair à Vanves.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Synopsis
Alors que tout lui réussit, Al renverse un inconnu. Poussé par ses amis, il ne dit rien et s’enfuit. Mais il est pris de remords et voit sa vie basculer... Une jeune femme, Juliette, a vu la scène de son balcon. À l’hôpital, elle rencontre la femme de la victime, Vera, une Moldave sans-papiers. Face à la détresse de celle-ci, Juliette se sent dans l’obligation de l’aider.