La directrice de la photographie Hélène Louvart, AFC, parle de son travail sur "La Vie invisible", de Karim Aïnouz

par Hélène Louvart

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Hélène Louvart, AFC, signe l’image de La Vie invisible, un film brésilien présent à Un Certain Regard 2019. Une histoire de deux sœurs qui se déroule des années 1950 à nos jours. Elle nous parle de sa relation de travail avec Karim Aïnouz, le réalisateur, de leur volonté commune d’oser des univers visuels assez marqués, de savoir moduler leur envie afin de ne pas être au-dessus de l’histoire et des personnages, visuellement parlant. (FR)

Qu’est-ce qui vous a amenée à faire ce film ?

Hélène Louvart : Karim Aïnouz est un réalisateur brésilien reconnu, qui vit en Allemagne, et dont les précédents films ont su me convaincre de travailler avec lui. Une histoire de deux sœurs ayant chacune une ligne de vie qui les amènera à ne plus jamais se rencontrer, malgré une entente très forte lors de leur enfance et de leur adolescence. C’est un film gai, énergique, plein de vie et en même temps assez sombre, car leur destin est conduit par leur condition de femmes à une époque où elles n’étaient pas aptes à choisir pleinement la vie qu’elles souhaitaient.

Quelle direction avez-vous choisie ?

HL : Nous sommes partis sur une modernité progressivement fantaisiste à l’image, liée essentiellement aux traits de caractères des deux sœurs. Sans avoir peur de forcer le trait, à certains moments au début et puis de plus en plus lorsque l’époque évolue. Donc une image de plus en plus colorée (par la lumière des projecteurs) malgré l’aspect toujours légèrement sous-exposé des scènes, des contre-jours affirmés et des décors très colorés. En incluant aussi la lumière de Rio où la végétation est luxuriante et le soleil très tropical.

Comment travaille le réalisateur ?

HL : Karim est très intuitif et a une grande spontanéité lorsqu’il filme. Ce qui nous conduit vers des longs plans-séquences avec un mélange de plans fixes généralement assez larges, des travellings pour des plans plus serrés et surtout une reprise des scènes à l’épaule pour reprendre des sensations, des moments, afin de mélanger une vraie subjectivité dans la sensation des personnages avec une mise à distance affirmée lorsque nous sommes en plan large. Ce qui donne aussi une notion de souvenirs, de perceptions, de la façon dont les scènes auraient pu être racontées par les deux sœurs, rétrospectivement.

Et la lumière suit le même schéma, elle n’hésite pas à être décalée, à la limite de l’irréel, par des moments marquants visuellement qui se traduisent par des touches de couleur non réalistes.

Dans le but aussi de donner de l’énergie à l’image, de la vie, comme également dans les costumes, dans les décors… en résumé on n’a jamais cherché à faire vrai et réaliste et propre, bien au contraire.
Une petite touche de vulgarité visuelle qui entoure les scènes.
Pour prendre un exemple, un projecteur rouge, réglé un peu en "top-light" au-dessus d’une des deux sœurs lorsqu’elle téléphone, assise sur le rebord de son lit, la nuit, dans sa chambre, dans la pénombre. Avec pour seule justification de décaler ce moment de la réalité.

Et Karim m’a beaucoup poussée et encouragée pour créer ce style de lumière, à sortir de notre savoir-faire, et nous n’avions pas peur d’aller trop loin, d’affirmer le concept, et surtout de s’en amuser.

Avez-vous parfois eu le sentiment d’être allée trop loin ?

HL : Bien évidemment, après le montage, la narration se rétablit et nous avons ressenti les moments où nous devions faire un peu marche arrière dans nos concepts lumineux, si nous étions trop visibles vis-à-vis de l’histoire, et vis-à-vis du jeu des personnages.
Nous avons filmé avec une Arri Alexa Mini, en RAW, et l’idée de départ était de s’éloigner de l’aspect numérique un peu clinique. Nous avons utilisé des optiques qui allaient dans ce sens (série Lomo anamorphique) et nous sommes aussi allés dans un mode de sous-exposition permanente, tout en éclaircissant par la suite à l’étalonnage. Et ramené de la saturation dans les couleurs.
Je peux dire que l’Alexa Mini est très bien pour ce genre de travail, car même si on va un peu trop loin au tournage, le rendu des images en RAW nous permet de faire marche arrière dans notre concept lors de l’étalonnage.


Quels on été vos partis pris de lumière ?

HL : Du soleil recréé par les fenêtres, par deux 9 kW et selon certains jours on rajoutait un 18 kW, sur nacelle ou déport (merci à l’équipe brésilienne qui est très forte et qui n’a pas peur de se lancer dans des constructions lors de pré-light assez impressionnants).
Et finalement des HMI 575 W ou des Joker 800 W en réflexion sur le plafond en intérieur, modulés par des drapeaux (pas de mélange avec les projecteurs LED car c’était mieux ainsi et moins onéreux de travailler avec des projecteurs plus traditionnels).

Nous avons utilisé une LUT que nous avons créée spécialement pour le film, une combinaison entre nos optiques et nos essais de lumière, et cette LUT a été appliquée pour les rushes afin que le montage se fasse avec l’ambiance lumineuse choisie sur le tournage.

Hélène Louvart sur le tournage de "La Vie invisible"
Hélène Louvart sur le tournage de "La Vie invisible"

Je tiens à remercier toute l’équipe de Rio, des gens passionnés par leur travail malgré les incertitudes concernant leur avenir.
Et la qualité de jeu des personnages m’a fait encore plus comprendre la place privilégiée que nous avons derrière un œilleton en tant qu’opérateur(trice).

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

La Vie invisible
Production : RT Features (Brésil), Match Factory (Allemagne)
Chef décorateur : Rodrigo Martirena
Cheffe monteuse : Heike Parplies