La dolly de Coutard

Par Kees van Oostrum, président de l’ASC

La Lettre AFC n°271

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Nous avons reçu, il y a quelques jours, ces mots aimables que Kees Van Oostrum, président de l’ASC, adressait aux membres de l’AFC. « J’allais vous écrire la semaine dernière quand j’ai appris que le grand Raoul Coutard venait de disparaître, mais je décidais alors que j’écrirais mon prochain éditorial de président pour le magazine de l’ASC sur lui et ma relation personnelle avec lui. Je n’ai jamais eu le privilège de le rencontrer mais il a eu une grande influence sur moi en tant que directeur de la photographie. L’article sera de toute façon inclus dans le prochain numéro mais je tenais déjà à vous le faire partager. »

Elle était remisée dans un coin du local où étaient stocké le matériel de machinerie passé de mode. Une pièce où on n’allait jamais, si ce n’était pour y chercher une pièce détachée, un bouton de blocage ou un serre-joint exotique. Elle paraissait avoir été fabriquée pour un bambin géant, excepté qu’elle n’avait ni siège ni pédales.
Elle était recouverte d’une couche de poussière qui ternissait son brillant argenté d’origine et ses trois pneus étaient totalement à plat, leur caoutchouc devenu sec et craquelé. L’engin n’avait visiblement pas servi depuis des années quand nous, étudiants à l’école de cinéma, avions demandé au responsable du matériel, ce que c’était. Il avait stoppé son pas hésitant, aspiré profondément une goulée de sa pipe et avec une voix toute emprunte de sérieux nous avait annoncé : « C’est la dolly de Coutard ! Elle a été fabriquée spécialement pour lui pour le tournage de The Dark Room of Damocles ! »

Nous étions bouche bée. « Raoul Coutard est venu ici ? » – « Eh oui, absolument ! », nous affirma-t-il. « Il a tourné ce film avec Fons Rademakers et je l’ai moi-même poussé, lui, sur cette dolly. » Nous ne pouvions le croire. L’homme qui avait créé les images d’A bout de souffle et d’Une femme est une femme, de Jean-Luc Godard, de Tirez sur le pianiste et Jules et Jim, de François Truffaut, était venu ici et avait utilisé cet authentique tricycle pour réussir l’inimaginable, l’impossible.
Nous avions déjà étudié ces films avec la plus grande attention, les rembobinant sans cesse d’avant en arrière sur une visionneuse, disséquant les mouvements de caméra, analysant l’éclairage. Nous étions fascinés par le réalisme revisité, avec un clin d’œil décalé, par le medium cinématographique.
Nous dévorions le générique de début du Mépris, de Godard, où Raoul Coutard apparaissait en personne, assis sur une dolly et cadrant à la tête manivelle. Il s’avançait lentement et de plus en plus près, puis amorçait un panoramique, l’optique pointant vers nous, le public. Cela déclenchait entre nous de profondes discussions sur la vérité et la réalité – la locomotive morale de la Nouvelle Vague – et le devoir du "cinéaste", comme nous aimions nous surnommer nous-mêmes.

Entraînés dans un engagement fiévreux, nous passions des journées à nettoyer la dolly de Coutard, remplaçant les pneus, huilant les roulements et lui redonnant un aspect brillant, comme neuve, prête à reprendre du service. Dans les semaines qui suivirent, nous répétâmes les plans d’A bout de souffle, exécutant ses interminables mouvements de dolly en tenant la caméra à l’épaule sur cette petite plateforme roulante. Nous découvrions que nous aurions pu mettre un trépied dessus et nous faufiler dans les couloirs, et même négocier des virages serrés – mais nous découvrîmes aussi que nous aurions pu finir par basculer et nous planter gravement parce qu’après tout, la plateforme n’était supportée que par trois roues…

Par ce tricycle, Raoul Coutard est devenu notre professeur fantôme, notre héros de l’art de l’image cinématographique, notre maître imaginaire. Et chaque fois qu’un plan faisait débat, nous étions prêts à répéter ses mots, soit quand il se référait au livre Sur la guerre, écrit en 1832 par le général prussien Carl Von Clauzewitz : « Quand une opération a été décidée, il faut l’exécuter. », soit quand, après le tournage d’A bout de souffle, il décrivait Godard comme « le seul réalisateur avec qui je peux prendre des risques ». Effectivement, nous devions prendre de grands risques quand nous exécutions religieusement nos mouvements avec la dolly.

Quand les journaux nous ont soudainement appris que Raoul Coutard nous avait quittés, tout cela est revenu tout d’un coup : la dolly de Coutard et son influence pendant mes années d’étude. Plus tard, une fois dans le métier, je suis retombé amoureux du travail de Coutard sur les films de Philippe Garrel, et notamment sur Sauvage innocence : avec ses couleurs vives, un Noir et Blanc contrasté, et la toujours présente caméra portée qui soulignait le réalisme des rapports humains. Je réalisais seulement à ce moment-là combien cet étrange tricycle argenté m’avait façonné en tant que directeur de la photographie. Il avait fait émerger un héritage qui durerait encore bien au-delà des 92 années de la vie de Raoul Coutard. L’image de sa dolly représentera la vision de cet héritage et le transportera vers un futur infini.

(Traduit de l’anglais par Richard Andry, AFC)