La précarité est la norme

Alain Guiraudie, réalisateur, SRF

La Lettre AFC n°233

Alors que la convention Collective du cinéma devrait entrer en vigueur ce lundi, Alain Guiraudie, le réalisateur de L’Inconnu du lac, prend la défense de ce texte décrié.

Serait-ce une bonne chose que la convention collective étendue entre en vigueur dès aujourd’hui ?

AG : Oui. Il nous faut une régulation collective. Les négociations individuelles, de gré à gré, ça suffit. Or, la convention collective signée par l’API est la seule qui existe en droit. Le texte alternatif proposé par les producteurs indépendants n’a aucune valeur. Pas plus que les propositions faites par la SRF. Il ne suffit pas de se réunir entre copains et de rédiger un texte pour qu’il ait force de loi. Et puis soyons sérieux : la SRF propose une convention collective à tiroirs, sous conditions.
Il faudrait indexer les revenus minimums des techniciens aux budgets des films. Et tant pis pour le principe du " à travail égal, salaire égal ". Tant qu’on y est, pourquoi pas un Smic spécifique aux boîtes de moins de cinquante employés ? Faut-il comprendre que les films en dessous de 4 millions d’euros ne se font qu’avec de la passion ? C’est à se demander si ce petit monde adhère au principe même d’une convention collective…
Personnellement, j’estime qu’il est intéressant de réaffirmer tout haut l’idée qu’un film coûte de l’argent en salaires. Pour faire du cinéma, il ne suffit pas d’avoir une caméra, des idées ou de l’enthousiasme : sans le travail des techniciens, rien ne se ferait.
Arrêtons aussi d’associer systématiquement cinéma de la diversité et films pauvres. Cela induit l’idée que l’audace artistique est consubstantielle aux petits budgets. Je commence à en avoir marre qu’on me dise que mes films sont importants tout en me donnant des miettes pour les réaliser. Si vraiment on estime qu’ils ont leur place en salles, alors que le CNC s’en donne les moyens ! Quel cinéma veut-on défendre dans ce pays ? Va-t-on laisser la loi du marché l’inféoder ou décider qu’on met la main à la poche pour défendre les œuvres qui méritent d’exister ?

Ne craignez-vous pas que la convention collective signée en janvier 2012 accélère les délocalisations ?

AG : Ce risque existe. Mais la façon dont les uns et les autres le brandissent me rappelle l’histoire des ouvriers de Continental. Il y a cinq ans, on leur a dit qu’ils devaient renoncer aux 35 heures sous peine de voir les sites français fermés. Cinq ans plus tard, ces mêmes sites ont fermé boutique. Dans le cinéma, les délocalisations sont déjà une réalité. Aujourd’hui, on peut très bien prendre l’argent du CNC et le dépenser ailleurs. Là encore, pour que les choses changent, il faut peut-être en passer par des mesures réellement coercitives.

Faut-il, comme le demandent notamment les représentants de la SRF, remettre à plat tout le système de financement du cinéma français ?


AG : Absolument. Il faut rendre le CNC à sa mission initiale : la régulation. C’est à lui de rééquilibrer le marché et de réorienter les moyens vers les films plus difficiles, moins mainstream. Le rééquilibrage ne viendra pas de Gaumont, de Pathé ou de MK2… Pour l’heure, l’argent du CNC repart beaucoup vers les structures et les films les mieux dotés. Pourquoi un film français ne pourrait-il pas se faire avec plus de 60 % d’argent public ? Pourquoi, le CNC ne monte-t-il pas au créneau là-dessus ? La commission européenne a bon dos… On ne peut pas rester dans le statu quo actuel.

Quels seront les premiers effets de cette convention collective ?

AG : Honnêtement, je n’en sais rien. Mais si vous aviez demandé à un petit artisan de 1936 à quoi ressemblerait sa vie avec les congés payés, il vous aurait probablement fait la même réponse. Je pense que, à l’époque, beaucoup de voix ont dû s’élever pour dénoncer cette mesure qui risquait de couler les petits patrons…
De la même manière, quand, en 2003, le bénévolat sur les courts métrages est devenu illégal, on a entendu des cris d’orfraie. Dix ans plus tard, il me semble que les courts métrages existent toujours. Si la convention est étendue aujourd’hui, certains films ne pourront sans doute pas se faire. Mais sur tous les autres, les travailleurs seront payés correctement.

Et tant pis pour les films qui ne pourront pas se faire ?

AG : Mais chaque année, des films ne se font pas faute d’argent ! Pourquoi les gens se réveillent-ils maintenant ? Moi-même, il y a deux ans, j’ai renoncé à un projet. Cela m’arrive aussi régulièrement de reporter un tournage. Ce genre de mésaventures fait partie de ma vie de cinéaste depuis vingt ans. Mais les réalisateurs et producteurs du cinéma du milieu ignoraient peut-être cette réalité jusqu’à ce que l’idée de payer les gens correctement les fasse paniquer. Avec la convention collective, il y aura peut-être moins de films produits chaque année en France. Mais vous les voyez, vous, les deux cent soixante-sept films annuels dans les salles ? De fait, aujourd’hui, seuls quelques titres monopolisent les écrans.

Auriez-vous pu réaliser L’Inconnu du lac dans le cadre de cette convention ?

AG : Oui, car nous nous y serions pris autrement. La production aurait dû se bouger le cul pour trouver plus d’argent. Lequel a d’ailleurs été trouvé, auprès d’Arte, a posteriori, c’est-à-dire une fois le film monté. Il n’était donc pas si introuvable que cela. Pour pouvoir payer les gens au tarif, il ne manquait que 100 à 200 000 euros à L’Inconnu du lac, comme à tous ces films à 1 million qui sont devenus la caution des cinéastes du milieu pour refuser la convention collective. Admettons même que cela représente chaque année 30 millions d’euros : s’il y avait une vraie volonté politique, ce serait facile de les trouver au CNC, qui brasse 150 millions d’euros par an.

Certains craignent que, pour le même tarif, les producteurs privilégient les techniciens confirmés au détriment de la jeune génération…


AG : Si les producteurs travaillaient avec les techniciens débutants parce qu’ils étaient moins chers, j’aimerais être au courant. Généralement, surtout dans le cinéma d’auteur, le réalisateur décide avec qui il veut travailler. C’est ridicule, les quatre ou cinq grands chefs opérateurs qu’on a en France ne vont pas pouvoir faire tous les films. Pareil pour les stars du montage. Le salaire ne doit plus être la variable d’ajustement. Pour le reste, au moment de se lancer dans la fabrication d’un film, les choix à faire restent les mêmes : miser sur un casting cher et prestigieux ou pas, réduire ou pas le temps de tournage, etc.

A-t-on sacrifié la justice sociale à la diversité du cinéma ?


AG : Oui, comme si l’art autorisait tous les passe-droits, comme s’il était au-dessus du droit du travail. L’industrie du cinéma est même peu à peu devenue un laboratoire du libéralisme. Où le CDD et la précarité sont la norme. Quand j’étais technicien, je passais mon temps à pointer au chômage.

Quel impact la discorde de ces derniers mois aura-t-elle à long terme sur le cinéma français ?

AG : Je suis incapable de me prononcer là-dessus. Les clivages se sont affirmés. Mais quant à savoir comment cette affaire va se terminer, je suis comme tout le monde. J’attends.

(Propos recueillis par Mathilde Blottière et publiés dans l’hebdomadaire Télérama du 1er juillet 2013)