" Le Gant ", anatomie d’un futur en " 4K " ?

par Philippe Soeiro, en charge de la veille technologique aux Laboratoires Eclair

La Lettre AFC n°138

Il est important de situer le contexte résolument " haut de gamme " du projet, dans la mesure où jamais, jusqu’à ce jour, le négatif n’avait servi d’étalon de qualité. Pourtant, dans la chaîne photochimique, c’est bien le négatif qui représente le plus haut niveau de qualité puisqu’il est l’élément original, certes impossible à visionner directement (du fait de sa polarité et de ses caractéristiques de contraste). Toute l’ambiguïté des comparatifs argentique-numérique repose sur un nivellement " par le bas ", consistant à se caler sur la qualité d’un positif 35 mm de série, troisième génération d’un processus analogique induisant d’inévitables pertes. Ce n’est d’ailleurs que dans ce contexte, que l’image électronique a pu rivaliser jusqu’à présent avec l’image argentique.

Le Gant offrait l’occasion à Eclair d’évaluer la " distance " qui nous sépare d’une chaîne numérique conçue pour le long métrage, et nivelée par les critères de qualité du négatif original d’un bout à l’autre. Le Gant ayant été conçu comme un " vrai " film, comprenant des ambiances variées et quelques effets visuels au service d’une histoire, c’est l’ensemble de la chaîne de postproduction qui serait soumise au test de la très haute résolution. L’enjeu est de définir la viabilité d’un standard numérique prenant comme plancher ce qui se fait de mieux aujourd’hui en capture d’image (le négatif), plutôt que de prendre le bout de la chaîne photochimique (le positif) comme plafond.

Jusqu’à présent, le maintien de la qualité du négatif original dans une chaîne numérique a constitué un défi technologique tel, qu’il a fallu accepter plusieurs compromis. C’est paradoxalement la perte d’information liée au processus photochimique (négatif - interpositif - internégatif - positif de série) qui a justifié l’adoption d’un compromis de résolution 2K (2 000 points ou pixels par ligne) en postproduction, alors qu’un équivalent numérique du négatif nécessiterait deux fois plus de pixels par ligne (donc du 4K). Il a été communément " admis " (non sans grincer des dents) que l’écart de qualité qui serait apporté par une plus haute résolution au moment de la numérisation du négatif serait, en grande partie, " gommé " par les trois générations photochimiques aboutissant à la copie 35 mm. Derrière ce compromis se cache évidemment la réalité des limitations technologiques, imposant une véritable barrière ou " mur du 2K " au-delà duquel l’ensemble des performances de la chaîne numérique s’effondre.

La technologie évoluant, de nouvelles méthodologies de travail permettent d’esquisser de nouveaux scénarios de postproduction, où le recours au 4K deviendrait possible tout en apportant une différence de qualité perceptible par le spectateur.

Prendre la mesure du défi que représente une chaîne numérique 4K n’est pas évident tant sa mise en place dépend d’un croisement d’évolutions technologiques et logicielles sur l’ensemble de ses maillons. L’explication et l’analyse des dépendances dépasseraient de loin le cadre de ce document. On peut toutefois résumer la situation au constat suivant : il ne peut y avoir de " maillon faible " si l’on veut prétendre à la maîtrise des coûts, donc à la viabilité économique d’une chaîne 4K.

Le Gant a nécessité que nous mettions en place une méthodologie de travail permettant d’éviter de déplacer et dupliquer les fichiers 4K au travers d’un réseau de machines comprenant les systèmes d’étalonnage numérique (Lustre) et les systèmes d’effets (Inferno). Les images ont été stockées sur un disque centralisé (un SAN en jargon informatique) et ce sont des versions " basse définition " (appelées " proxies ") des images originales qui sont envoyées sur les différents systèmes requis pour la postproduction. Cette méthodologie de travail, déjà en place à l’étalonnage numérique dans le scénario habituel 2K, a dû être adaptée au 4K et aux effets numériques sur Inferno. Nous avons bénéficié de versions expérimentales, encore en développement chez Discreet, permettant de travailler selon ce mode " centralisé ". Seules les " proxies " étaient stockées localement sur les divers systèmes, alors que les images d’origine restaient au même endroit (centralisées sur le SAN).

Le Gant a agi comme un révélateur exceptionnel de faiblesses organisationnelles, structurelles, et logicielles ! Sans grande surprise, ce sont les effets visuels qui ont posé le plus de problème sur l’ensemble de la chaîne. La raison en est simple : là où l’étalonnage numérique ne manipule qu’un seul plan d’image, le moindre effet visuel en manipule au moins deux ou trois, chaque plan d’image " pesant " en mémoire autant que 4 plans 2K. Même en travaillant avec des images " proxies " de plus basse résolution, le calcul des plans définitifs 4K requiert très vite une énorme quantité de mémoire et beaucoup plus de temps. Par ailleurs, la présence de fonds bleus parmi les plans à truquer nous a poussé à adopter une résolution de " proxies " en 2K pour garantir un certaine précision dans le réglage des incrustations, alors que des proxies 1K suffisaient pour l’étalonnage numérique. Notre base de travail " proxy " en trucage était donc équivalente à la pleine résolution 2K habituellement utilisée ! Nous ferions les choses différemment si c’était à refaire, l’expérience nous montrant que nous aurions pu nous satisfaire de " proxies " moins définies.

Nous avons eu la très bonne surprise de constater que l’étalonnage numérique supportait assez bien le passage au 4K. Certes, le temps de calcul des images finales est plus long, mais nous n’avons pas constaté d’effondrement des performances. En revanche, les effets visuels ont montré les limites de la technologie actuelle pour gérer le calcul de compositions multi-plans à ces résolutions (sans même parler de 3D). Les architectures PC (et leurs systèmes d’exploitations !) évoluant très rapidement, certains des verrous contribuant au " mur du 2K " devraient toutefois sauter dans les 18 prochains mois.

En ce qui concerne la qualité des images, la caméra de Dalsa nous a tout d’abord impressionnés par son potentiel. Il s’agit clairement de la première caméra tenant effectivement la comparaison avec le négatif 35 mm 4K. Cela est vrai tant sur le plan de la résolution, que sur le plan de la dynamique où l’Origin semble même surpasser le négatif dans les hautes lumières. Nous semblons donc plus proches que jamais de trouver un équivalent électronique au négatif. Ces considérations sont faites en faisant abstraction des défauts très frustrants constatés sur le prototype utilisé (bruit occasionnel dans l’image, structure du capteur visible dans les ombres, pompages, faiblesse dans le bleu, sensibilité du capteur surévaluée). L’omniprésence de ces défauts sur une majorité de plans confine la version Dalsa Origin du film Le Gant dans son statut de projet expérimental difficile à montrer sans " explications ". Il nous tarde donc de voir comment la version commercialisée de la caméra se comportera.
La caméra Dalsa s’inscrit totalement dans la mouvance du " laboratoire numérique " en transposant des concepts du négatif 35 mm au numérique. En effet, la caméra utilisant un capteur unique (à l’instar des appareils photos numériques du commerce), elle stocke une image que l’on peut qualifier de " latente " (format " raw " d’une latitude extrême) car elle n’est pas directement " regardable " sans avoir effectué un post traitement numérique reconstituant l’information trichrome pour chaque point de l’image. Ce filtrage (filtrage de Bayer), dont les algorithmes auront un impact majeur sur la qualité résultante de l’image, peut être vu comme la transposition du développement négatif dans le monde du numérique. Ce processus de " développement numérique ", contrairement à la photochimie, peut être refait et ajusté autant de fois que souhaité, jusqu’à obtention du résultat voulu (pour autant que l’information existe dans l’image " latente " d’origine évidemment). Même si cette image " latente " fixe la nature linéaire de l’illumination de la scène d’origine (par opposition au négatif 35 mm qui fixe une densité de nature logarithmique induite par l’illumination) il faut souligner cette volonté de Dalsa de s’aligner sur le négatif, jusque dans le support d’un " keycode " numérique (et même d’un " unique ID ").

La version 35 mm du film Le Gant présente un exemple qualitativement plus crédible de postproduction 4K. Les bénéfices du 4K ne sont vraiment visibles qu’en inscrivant ce saut de résolution dans une stratégie de laboratoire numérique court-circuitant les générations photochimiques séparant le négatif de la copie positive de série. En l’absence de projecteurs numériques capables de gérer du 4K sans compromis de contraste et de couleurs, le positif reste le seul moyen de " voir " presque (!) du 4K, à condition de tirer les copies directement à partir d’un internégatif polyester issu de la chaîne numérique. Par ce biais, les copies de séries auraient une qualité comparable à un tirage fait à partir du négatif original (deux générations de moins qu’une copie de série).

Le Gant a permis de faire un état des lieux, en soulignant les faiblesses des technologies et des infrastructures actuelles, tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Le débat se retrouve élevé à un niveau que l’on aurait pas anticipé il y a encore quelques mois où le futur semblait borné aux discussions sur le type de vidéo HD qui allait remplacer le film, non sans entretenir une agaçante confusion des genres. Le 4K sur l’ensemble de la chaîne de postproduction n’est certes pas encore d’actualité, mais des scénarios hybrides à l’instar de Spider Man 2 (étalonnage en 4K, effets visuels en 2K) sont envisageables dans un futur proche.

Finalement, ce type de projet permet de mettre en lumière le fait que le basculement vers le " tout numérique 4K " (de la captation à la diffusion en salle) dont la viabilité économique doit être prouvée, est subordonné à deux " révolutions technologiques ". L’une concernant la disponibilité de nouveaux types de mémoires permettant à toutes ces caméras de s’affranchir des câbles les reliant à des batteries de disques durs imposantes (défaut majeur de ces caméras), l’autre concernant la disponibilité d’une technologie de projection 4K permettant de boucler la boucle et de garantir un maintien de la qualité 4K jusque dans les salles (y compris pour les films tournés en 35 mm évidemment). L’avenir nous dira à quelle vitesse cette transition s’emballera, une fois ces obstacles technologiques levés.