Le barman est au fond du tunnel

Le directeur de la photographie Kit Fraser parle de son travail sur "Wounds", de Babak Anvari

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Parmi la sélection éclectique de la Quinzaine des Réalisateurs, les festivaliers ont pu découvrir cette année un étrange film américain signé Babak Anvari (réalisateur britannico-iranien) où le fantastique vient cycliquement s’inviter dans la trame plutôt classique du triangle amoureux. Au final, un mélange pas toujours bien dosé entre effets pour faire sursauter et couple qui se déchire dans un appartement - version Nouvelle-Orléans - avec alcool à gogo et cafards géants. C’est le directeur de la photo britannique Kit Fraser qui signe l’image du film, laquelle suit l’inexorable descente aux enfers du personnage principal. Un film Netflix, bientôt disponible sur la plateforme. (FR)

Dans un bar de la Nouvelle-Orléans, un étudiant oublie son portable. Will, le barman, empoche le téléphone. A la nuit tombée, des SMS évoquant un tunnel et un livre maudit s’affichent. Au petit matin, des photos de dents ensanglantées apparaissent...

Mais de quoi parle, au fond, ce film ?

Kit Fraser : Babak m’a présenté le film avant tout comme un drame porté par ce personnage masculin, tiraillé entre deux femmes, qui sombre peu à peu dans la folie et l’inconnu. La descente de l’homme qui plonge dans son intérieur le plus sombre. En tout cas certainement pas un pur film d’horreur de livre maudit ou de secte sataniste comme peuvent parfois le laisser penser quelques scènes... Je ne l’ai en tout cas jamais pris au premier degré pur et je l’ai abordé comme une expérience entre plusieurs styles de film. C’est ce qui me plaît chez le réalisateur. Il adore rajouter dans son cinéma des tas de couches superposées, de manière à ce que le spectateur puisse les découvrir - ou pas - à la première vision. Ou, si vous en avez l’envie, en revoyant le film plusieurs fois.

Parlez-nous du bar qui est le décor récurrent du film

KF : Ce décor de bar, c’est pour moi la Nouvelle-Orléans. Il y en a tellement dans la ville ! L’histoire s’y déroule et la Louisiane nous a beaucoup inspirés pour les ambiances à la fois extérieures et intérieures (même si les décors ont été tournés majoritairement en studio). C’est le bar typique du sud des États-Unis, à la fois chaleureux dans ses tons et complètement isolé de l’extérieur. Pour trouver quelques influences sur les ambiances, je me souviens avoir revu Angel Heart, d’Alan Parker, qui se déroulait dans les années 1950. C’est un bar qui a été entièrement recréé en décor, avec un côté monde fermé qui piège, d’une certaine manière, les personnages comme celui de Will, le barman.

Peu de plans serrés et souvent des masters qui servent de base au découpage...

KF : Le film est tourné majoritairement entre le 16 mm, le 18 mm, le 21 mm et le 25 mm. Babak n’est pas amateur de focales longues, et en travaillant aux alentours de 4, la profondeur de champ, avec ces optiques, est quand même assez grande. Personnellement, je ne suis pas un grand adepte de la mise au point sans profondeur. Je me demande souvent pourquoi ne pas montrer les décors et profiter de tout ce qu’il y a à l’écran... Travailler tout le temps à pleine ouverture, c’est cacher un peu les choses au spectateur.

L’autre décor, c’est l’appartement du barman. C’est également du studio ?

KF : Effectivement. L’appartement de Will était un décor vraiment splendide. Quand on entrait à l’intérieur, dans le studio, on se disait "Mince ! j’aimerais vivre dans cet appart !"

Le début du film le montre comme un endroit chaleureux par excellence, avec des ambiances solaires dorées très américaines mais c’est également l’endroit où le film bascule dans le fantastique au bout d’un moment, sans que le personnage ne sache plus trop où est la frontière entre réalité et visions cauchemardesques. Pour mettre au point toutes ces scènes, et construire le décor au plus près de nos besoins, Babak a utilisé des outils de prévisualisation avant de tourner le film. Cinema 4Dnotamment, un logiciel extrêmement puissant qui nous a permis de modéliser le lieu, placer notre caméra virtuelle au gré de nos envies et générer une sorte de story-board 3D. Très utile !

Par exemple, c’est parfait pour savoir si oui ou non l’équipe de construction a besoin de construire des plafonds. Quand on tourne avec un réalisateur comme lui, adepte des grands angles, ça évite toute déconvenue ensuite sur le plateau. La présence fréquente des plafonds est aussi la raison pour laquelle j’ai décidé d’éclairer ce décor sans se la jouer "lumière studio", en utilisant souvent les entrées de lumière latérales, comme avec des SkyPanels qui sont des outils très polyvalents. Les comédiens étant, à la face, plus souvent éclairés très classiquement par des sources tungstène que je privilégie en indirect ou diffusées...

La scène où Will découvre sa compagne Carrie, comme happée par l’écran de l’ordinateur, marque un tournant dans ce lieu...

KF : Pour cette scène, et pour d’autres où les écrans de téléphone ou autres jouent un rôle important dans l’histoire, j’ai essayé de tirer parti de la grande sensibilité du capteur de l’Arri Alexa en posant à 1 600 ISO et en tournant à pleine ouverture à 1,3. De cette manière, c’est vraiment l’écran du portable qui devient la source de lumière principale dans le plan. Reste ensuite à ré-incruster en compositing, sur l’écran très clair, l’image du tunnel correctement posé.

On a d’ailleurs fait beaucoup de tests optiques avant de tourner. Choisir les objectifs était naturellement capital, et on a comparé à la fois des séries vintage comme les Cooke Panchro S2 ou des optiques plus récentes comme les Leitz Summilux. Les tests menés en studio et en extérieur nous ont amenés à choisir les Leitz, essentiellement à cause de l’attrait du metteur en scène pour les courtes focales. Et mon envie de fournir une image la plus neutre possible, sans déformation optique ni vignettage, à la postproduction. L’envie aussi d’utiliser l’image vraiment de bord à bord, sans avoir à recadrer ensuite au montage. Une image la plus propre possible à la base, que je me chargerai de salir ou de distordre avec la lumière plutôt qu’avec les optiques...

Et pour vous, que veut dire l’ultime plan du film ?

KF : Pour moi, c’est le fond le plus noir de l’âme humaine qui prend le dessus. Pas très optimiste comme fin ! Mais je suis sûr que Babak n’aurait pas envie d’infirmer ou d’affirmer telle ou telle interprétation. C’est quelqu’un qui laisse au spectateur le choix de voir ce qu’il veut dans son film. Ce trajet très sombre est la seule chose qui est claire pour moi et qu’on a tenté de mettre en évidence à travers le film.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)