"Le cinéma européen accuse Bruxelles de vouloir sacrifier l’exception culturelle"

Par Alain Beuve-Méry

La Lettre AFC n°231

Le Monde, 24 avril 2013

La charge n’est pas venue de France, mais de Belgique. Une pétition de réalisateurs européens, emmenés par les frères Luc et Jean-Pierre Dardenne, deux fois lauréats de la Palme d’or à Cannes, a été lancée, lundi 22 avril, pour exiger de la Commission européenne l’exclusion explicite de l’audiovisuel et du cinéma des discussions commerciales bilatérales qui doivent s’ouvrir, à l’été, entre l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis.

Sous le titre " L’exception culturelle n’est pas négociable ! ", plus de quatre-vingts réalisateurs européens pointent comme une date fatidique pour l’Europe l’adoption, le 13 mars, d’un projet de mandat de négociation par l’UE.
Il s’agit "d’un renoncement, d’une capitulation, d’une rupture", insistent les cinéastes, parmi lesquels figurent l’Autrichien Michael Haneke, le Danois Thomas Vinterberg, les Français Michel Hazanavicius, Agnès Jaoui et Bertrand Tavernier, l’Espagnol Pedro Almodovar, l’Allemand Volker Schlöndorff, l’Italien Marco Bellocchio, les Britanniques Ken Loach, Mike Leigh et Stephen Frears, mais aussi l’Américain David Lynch, ou la Néo-Zélandaise Jane Campion.

" Duplicité condamnable "
« Avec l’adoption de ce mandat de négociation, qui réduirait la culture à une monnaie d’échange, la Commission [à l’exception de trois commissaires qui ont voté contre, dont le Français Michel Barnier et la commissaire à la culture chypriote, Androulla Vassiliou] a renoncé à défendre l’exception culturelle. Elle s’est reniée et a renié les engagements qu’elle avait pris, n’hésitant pas à faire preuve d’une duplicité condamnable », poursuivent-ils.
La charge a poussé les autorités de Bruxelles à réagir. Dans un communiqué, publié lundi soir, le commissaire européen au commerce, Karel De Gucht a affirmé que « l’exception culturelle ne sera pas négociée », avant d’ajouter que « les pays européens qui le souhaitent resteront libres de maintenir les mesures existantes. Et la France en particulier restera parfaitement libre de maintenir ses mécanismes de subventions et de quotas ».

Mais, dans le même communiqué, M. De Gucht a indiqué que les négociations avec les Etats-Unis prendront en compte « les différentes sensibilités sectorielles de l’UE » et que « le secteur audiovisuel en fait évidemment partie ». Nicole Bricq, ministre du commerce extérieur française, a réagi, à l’AFP, dénonçant « l’ambiguïté » de la Commission.

Alors, qui croire ? Selon l’article 207 du traité sur le fonctionnement de l’UE, le Conseil statue à l’unanimité « dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque ces accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union ».

Une course contre la montre
Dans ces conditions, M. De Gucht, tout comme le président de la Commission, José Manuel Barroso, qui souhaitent inclure les services audiovisuels, dans le champ des négociations commerciales avec les Etats-Unis, sont obligés publiquement de dire que l’exception culturelle sera préservée, sous peine de se voir menacés d’un veto français. En panne économiquement, l’UE, selon certains de ses responsables politiques, ne pourra retrouver des marges de croissance qu’à condition de signer un accord de libre-échange avec les Etats-Unis ouverts à de nouveaux secteurs, ce qui permettrait de bénéficier du regain économique outre-Atlantique.

L’ouverture de l’audiovisuel et du cinéma à la concurrence constitue une contrepartie pour obtenir des assouplissements des Américains dans d’autres secteurs, comme l’automobile ou les services financiers. Les adversaires à l’intégration du secteur audiovisuel dans le champ des négociations bilatérales font face à une course contre la montre. Lundi, M. Barroso s’est montré optimiste, espérant que les négociations puissent être lancées « avant l’été ».

L’UE doit adopter définitivement, le 14 juin, son mandat de négociation qui, depuis le 13 mars, comprend le secteur audiovisuel. Entre-temps, le Parlement européen doit rendre un avis, mi-mai, mais celui-ci n’est que consultatif.
« Il y a quinze ans, on se battait contre l’impérialisme américain, aujourd’hui, c’est contre les autorités de Bruxelles », soupire Florence Gastaud, déléguée de l’ARP, société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs.

Alain Beuve-Méry, Le Monde, 24 avril 2013