Le directeur de la photographie Darius Khondji, AFC, ASC, parle de son travail sur "Amour" de Michael Haneke

par Darius Khondji

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Depuis ses débuts de directeur de la photo, au début des années 1990 aux côtés de Jean-Pierre Jeunet ou FJ Hossang, Darius Khondji, AFC, ASC, s’est forgé une réputation internationale avec des films réalisés par les plus grands metteurs en scène de part et d’autre de l’Atlantique. On peut citer dans sa filmographie imposante Seven de David Fincher, La 9e porte de Roman Polanski, My Blueberry Nights de Wong Kar-wai ou Minuit à Paris de Woody Allen.
Il est aujourd’hui en compétition dans ce 65e Festival de Cannes avec Amour de Michael Haneke. Un autre grand metteur en scène avec lequel il signe son deuxième film (après Funny Games US, en 2007).

Comment avez-vous décidé des grands choix de photographie sur ce film en huis clos ?

Darius Khondji : Amour est un film qui a été très préparé, avec un travail de découpage mûri à l’avance. Des cadres aux mouvements de caméra, tout est planifié par Michael Haneke, qui est un réalisateur extrêmement méticuleux en termes d’image et de lumière.
Son choix de tourner le film en studio s’est imposé afin de mettre " à l’aise " ses comédiens. Il souhaitait que les conditions de tournage soient propices à un jeu le plus naturel qui soit.
En ce qui me concerne, même si le studio est souvent associé à des choses très stylisées à l’image, voire expressionnistes, là, le parti pris était exactement à l’opposé. Rendre ce décor comme une sorte " d’habitacle " pour nos comédiens, et surtout ne jamais donner l’impression qu’on ne tournait pas en décors naturels… Pour renforcer l’illusion, l’intégralité des plans incluant une vue lisible sur la ville de Paris a été traitée en incrustation par l’équipe de Mikros, à partir de fonds verts placés sur chaque fenêtre dans le champ.

Qu’est-ce qui a déterminé votre manière d’éclairer le décor ?

DK : On a étudié avec précision la situation " potentielle " de l’appartement tel qu’il serait dans la réalité à Paris. En choisissant notamment pour les pièces principales qui donnent sur la ville (salon et chambre) une exposition nord-ouest. De cette façon, la lumière du jour rentrerait toujours de manière indirecte dans ces pièces, en se réfléchissant plus ou moins sur les immeubles voisins. Selon les saisons et les heures de la journée auxquelles se passent les différentes scènes du film, Thierry Baucheron, le chef électricien, et Cyril Kuhnholtz, le chef machiniste, ont mis au point une installation entièrement sur gradateur pour les projecteurs, de manière à pouvoir passer très vite d’une lumière de matin hivernale à une lumière d’après-midi en été ou vice versa selon les besoins du plan de travail (le film se déroulant en temps de narration sur environ un an). Cette configuration sans lutter contre les variations de la lumière solaire était, je le répète, entièrement au service des comédiens.

Il y a tout de même une exception, cette scène de cauchemar nocturne…

DK : Oui cette scène onirique est le seul écart à cette règle de réalité absolue. C’est peut-être la seule fois où l’on se doute d’une prise de vues en décor… mais c’est viscéralement l’écriture de la scène qui le veut.

Et le choix de l’Alexa ?

DK : C’est moi qui ai suggéré à Michael Haneke de tourner en numérique, un choix qu’il a littéralement embrassé, là encore pour le confort des comédiens. Mais au-delà de cet avantage auquel on pense souvent, j’avais moi-même le sentiment que la précision du numérique allait nous aider à " enregistrer " littéralement le temps. Une sorte de captation brute de la réalité, sans aucune stylisation comme peut en ramener la pellicule.
En ce qui me concerne, c’est mon premier long métrage en numérique, même si Michael avait déjà filmé Caché de son côté avec des caméras HD. C’est l’apparition sur le marché de l’Alexa qui m’a fait me lancer dans un long métrage comme celui-là. Bien sûr, j’avais pu déjà tester cette caméra en pub ou sur des projets au format court comme des films que je fais pour des amis artistes contemporains.

Des échos de tension avec Michael Haneke sur le film ont été relatés … Qu’en a-t-il été exactement ?

DK : D’abord, je dois vous dire que vu l’exigence et le talent de Michael Haneke, il y a toujours une certaine tension sur tous ses films. C’était le cas, je me souviens, sur Funny Games US, et je crois savoir que c’est la même chose quand il travaille avec ses autres directeurs de la photo… Cette fois-ci, sur le plateau de Amour, il n’y a pas vraiment eu de tension. Tout s’est bien passé et l’ensemble de l’équipe image s’est, je crois, très bien entendue avec lui. Les soucis sont arrivés en postproduction. Comme nous étions l’un des tout premiers films à choisir de filmer en Raw, les premières tentatives de débayerisation des images ont abouti à des rushes dont la perte de netteté sur certaines valeurs de plan a sérieusement inquiété Michael Haneke. Après quelques semaines d’angoisse, Arri a pu enfin nous fournir une solution logicielle parfaitement au point pour effectuer l’opération. De retour à Paris après deux autres films, j’ai pu enfin découvrir le film traité à travers cette nouvelle chaîne, projeté en 4K au Studio Lincoln, et là j’ai été immédiatement rassuré sur la netteté des images.

La netteté lui tient-elle à cœur tout spécialement ?

DK : Il est vraiment très à cheval sur la définition de l’image. Je pense que s’il pouvait tourner en 70 mm, ou avec une caméra 8K, il le ferait ! Ses demandes en termes de mise au point et de profondeur de champ sont très précises sur le plateau, et c’est aussi pour cette raison que j’ai tourné presque l’intégralité du film à un diaph de 4. Ce qui correspond visuellement plus ou moins à 2,8 quand on tourne en film. Les optiques étaient des séries Cooke S4 et S5, des optiques dernières générations suffisamment piquées mais qui sont quand même moins chirurgicales dans la mise au point que les Master Prime qu’on avait utilisées ensemble sur le remake de Funny Games.

Faire un film sans concession sur la vieillesse avec des visages de légende, et une telle demande sur la définition, n’est-ce pas un challenge ?

DK : Effectivement, on a voulu filmer comme ça tous les personnages. Maintenant, le film achevé, c’est un rendu photographique que j’assume totalement, tout en reconnaissant que c’est d’abord la volonté de Michael Haneke. Peut-être y a-t-il eu un ou deux gros plans sur Isabelle Huppert que je n’aurais pas exactement traités comme ça, mais à la fin je dois reconnaître que c’est lui qui avait raison ! De toute manière, quand vous travaillez avec un réalisateur aussi exigeant dans ses demandes, vous portez littéralement son point de vue à l’écran.

C’est peut-être un hasard, mais, dans ces quelques scènes, Isabelle Huppert est très souvent filmée dos aux fenêtres...

DK : On s’est posé la question… mais notamment dans cette scène où elle revient sans prévenir rendre visite à ses parents, on trouvait que c’était plus juste de placer Jean-Louis face à la lumière…, d’un certain coté face à la vérité. Et contre toute attente, placer Isabelle assise dans l’ombre, en contre-jour, c’est finalement assez simple pour conserver une certaine douceur de la lumière sur son visage…

Beaucoup d’opérateurs, cette année à Cannes, sont passés au numérique. Considérez-vous, comme certains, cette décision irréversible ?

DK : Depuis Amour, j’ai eu l’opportunité de tourner deux autres longs métrages, tous deux en film (To Rome with Love de Woody Allen et le prochain film de James Gray). J’avoue que j’aimerais encore pouvoir choisir le plus longtemps possible l’une ou l’autre solution, en fonction des projets. Je regrette d’ailleurs que la généralisation de l’étalonnage et de la projection numérique ne nous laisse plus trop ce choix, surtout comme moi quand on tourne la plupart du temps en anamorphique. Le résultat final d’une prise de vues 35 Scope scannée – même en 4K – n’arrivant que rarement à reproduire l’image que je garde en mémoire issue de l’étalonnage photochimique. Quoi qu’il en soit, je demeure encore persuadé que le négatif film reste le moyen le plus simple et le plus sûr d’amener tel ou tel projet dans la direction photographique que j’ai ressentie à la lecture du scénario. Un sentiment de contrôle artistique qui me semble simplement moins tangible encore en numérique.

En conclusion ?

DK : Je tiens à saluer chaleureusement l’intégralité de l’équipe image avec qui j’ai travaillé sur ce film. Des techniciens dont le niveau de qualification et l’engagement n’ont vraiment rien à envier avec les équipes américaines avec qui j’ai plus souvent l’habitude de collaborer. Outre mes chefs machiniste et électricien déjà cités, je souhaite féliciter Joerg Widmer, qui a cadré le film, Julien Andreeti, le pointeur et Christophe Hustache Marmon qui a été notre ingénieur de la vision.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)