Le directeur de la photographie Eric Gautier, AFC, parle de son travail sur "Grace de Monaco", d’Olivier Dahan

par Eric Gautier

Les collaborations régulières d’Eric Gautier avec de nombreux metteurs en scène français – Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Léos Carax, Patrice Chéreau, Alain Resnais – font de lui un directeur de la photo à la fois reconnu et estimé. Il s’est exporté aux Etats-Unis à l’occasion de son travail sur les films de Walter Salles, Carnet de voyage puis On the Road. Son expérience à l’étranger s’est poursuivie avec Into the Wild, de Sean Penn, et Hotel Woodstock, d’Ang Lee. Après plus d’une quarantaine de longs métrages et de collaborations très fidèles, Eric Gautier cherche toujours à renouveler ses expériences. Il travaille pour la première fois avec Olivier Dahan sur Grace de Monaco, le film d’ouverture du 67e Festival de Cannes.
Tournage d'une scène avec Nicole Kidman sur "Grace de Monaco" - Photo David Koskas
Tournage d’une scène avec Nicole Kidman sur "Grace de Monaco"
Photo David Koskas

Qu’est-ce qui t’a plu dans le scénario d’Olivier Dahan ?

Eric Gautier : Ce film n’est pas du tout un biopic sur la vie de Grace Kelly comme la rumeur pourrait le laisser croire. C’est un moment clé de sa vie. L’histoire se passe en 1962, alors qu’elle est mariée avec le prince Rainier et qu’elle a déjà deux enfants (Albert et Caroline). Hitchcock, qui ne rêve que d’elle, lui propose de tourner Pas de printemps pour Marnie.
C’est le dilemme pour l’actrice devenue princesse… Ce conflit personnel a lieu au moment où de Gaulle, fragilisé par la guerre d’Algérie qu’il est en train de perdre, menace d’intégrer de force Monaco à la France, pour faire cesser l’évasion fiscale des plus riches et des sociétés prospères vers ce paradis fiscal.
C’est l’époque où le prince Rainier cherchait un insuffler une image glamour de la royauté, en épousant une actrice américaine. Dans ce contexte, si Grace Kelly acceptait de repartir à Hollywood, elle perdait ses enfants et sa réputation.

Olivier Dahan s’est inspiré de faits réels mais a pris quelques libertés avec la réalité car il ne s’agit pas d’un documentaire. Il a voulu mettre en avant une histoire humaine, un drame " shakespearien ", qui se noue dans ce petit royaume de pacotille, au cœur des affrontements, des passions, des trahisons…, la nature humaine passée au microscope.
Olivier m’a dit, la première fois que je l’ai rencontré, que le personnage du film était à l’opposé d’Edith Piaf, qui, elle, est allée au bout de sa passion et qui en est morte. Grace Kelly s’est sacrifiée et a du abandonner sa carrière qui était sa raison d’être. Elle croit s’en sortir en jouant le rôle de sa vie, en devenant la princesse. Mais c’est bâti sur une défaite, un échec. C’est un rôle par défaut. C’est romancé, bien sûr, mais c’est la réalité (d’où le conflit avec les Grimaldi qui rejettent le film, sans le connaître d’ailleurs).

Avez-vous tourné à Monaco ?

EG : Très peu car c’est très défiguré. Rainier, en homme d’affaires entreprenant, a engagé d’énormes travaux et transformé tout Monte-Carlo. L’idée d’Olivier était de raconter cette histoire comme un conte, d’être très stylisé, il avait donc envie de tourner en studio.
Une partie du Palais a été tournée à Gènes, dans un magnifique palais, pour la partie historique et authentique. Les bureaux princiers ont été tournés dans des décors naturels à Bruxelles (ancien parlement) mais les appartements privés, où se passe le cœur de l’action, ont été tournés à Anvers, en studio. Cela correspond à la réalité du vrai Palais que nous avons visité en préparation. Il est un assemblage de différentes époques, comme l’aile très moderne (pour l’époque) que Rainier et Grace Kelly avaient fait construire, avec des plafonds bas, des murs blancs, qui dénote complètement avec le reste, il n’y a pas de cohérence. C’est respecté dans le film.

As-tu choisi de rester fidèle à l’image de l’époque pour tes différentes ambiances lumière ?

EG : Oui, je me suis essentiellement inspiré des images des films d’Hitchcock des années 1950-60. J’aime beaucoup le travail de son chef opérateur, dont on ne parle plus beaucoup aujourd’hui, Robert Burks. Il a fait cette photo magnifique de La Main au collet (To Catch a Thief) avec Grace Kelly, sur la Riviera, mais aussi de Vertigo, La Mort aux trousses, Fenêtre sur cour, Le crime était presque parfait...
Evidemment, c’est l’époque du Technicolor, il travaillait beaucoup les couleurs dans l’image, mais de manière subtile, avec des reflets jaunes ou verts, mélangés à des lumières frontales neutres, blanches, sur les visages. Le style de Robert Burks est impressionnant, très inspiré, n’ayant pas peur de l’audace formelle souvent irréelle, " théâtrale ", comme disait et assumait Resnais, avec ces reflets colorés pas du tout justifiés.
Ce que j’aime dans son travail, c’est l’audace du mélange du style des lumières hollywoodiennes, glamour, à celui, expressionniste, des films de série B du type Aldrich. Il n’a pas hésité à utiliser une source principale au sol comme source unique, comme dans la scène centrale dans Le crime était presque parfait. Ces films tournés très vite, avec de grandes ombres très contrastées, gardent le côté glamour. L’autre référence essentielle a été, pour moi, les films de Douglas Sirk, où la couleur est plus affirmée.

Comment as-tu réussi à mélanger ce côté glamour avec cette modernité dans Grace de Monaco ?

EG : C’est un film très éclairé, alors que mes films précédents ne l’étaient que peu, voire pas (comme Après mai, d’Olivier Assayas). Il fallait trouver une façon d’envelopper les visages, de donner à voir le côté " princesse ", que le personnage de Grace Kelly soit comme une icône.
On a tourné en pellicule car il était évident qu’il fallait une certaine sensualité, une douceur des rendus, avec de la diffusion devant l’objectif. Il fallait respecter une imagerie de l’époque, au moins au début, mais ensuite s’en éloigner, prendre des libertés car c’est un film contemporain. J’ai toujours détesté faire croire qu’un film d’époque a été tourné à son époque, il faut s’affranchir de toute idée de reconstitution. À partir du moment où l’on a établi fortement son temps au début du film, on peut ensuite être libre de ne penser qu’à la narration.

Certaines nuits sont très bleues, c’est un choix qui rentre dans le code de l’époque ?

EG : Oui, c’est inspiré de la scène presque finale dans la forêt de La Mort aux trousses. Habituellement, je suis allergique aux fameuses nuits tournées paresseusement avec l’horrible bleu HMI. Mais cette fois-ci, puisqu’il s’agit d’un complot, je me suis amusé à trouver une couleur très saturée et assumée, une vraie couleur qui renvoie tout de suite à cette époque, très années 1950.
C’est dans cette même logique que nous avons tourné souvent sur fond bleu ou vert pour des incrustations. Cela donne un résultat qui sonne un peu faux, toujours en référence aux films d’Hitchcock. Les découvertes du Palais, par exemple, donnent sur une Méditerranée bien plus proche qu’en réalité.
Et lorsque Grace conduit sa décapotable sur la corniche, au début du film, j’ai d’abord tourné les pelures, puis raccordé les directions de lumière en studio. C’était amusant d’avoir le 18 kW sur travelling et de le faire passer à toute vitesse devant l’objectif pour le moment où elle prend un virage en tête d’épingle. Ça " flare " complètement l’objectif, synchrone avec le fond incrusté, avec ce sentiment de " truc " un peu faux mais qui se remarque à peine.
Il y a un plan très hitchcockien, cadré sur sa nuque avec les cheveux très blonds et parfaitement baignés de soleil dans le vent et la route devant elle… Tourné en lumière réelle, il n’aurait pas eu ce même charme, car trop réaliste et contrasté.

Quels ont été tes choix de pellicules et d’optiques ?

EG : La Kodak 5207 pour les extérieurs, pour son rendu de couleurs saturées mais aussi une certaine douceur naturelle liée à sa sensibilité (250 ISO), et deux 500 ISO pour les intérieurs et les nuits : la 5219 pour son contraste fort et son rendu peu subtil des couleurs, et la 5230, qui n’existe malheureusement plus, pour son beau rendu colorimétrique et sa douceur. Le film a été tourné en anamorphique avec la série G de Panavision, ainsi qu’un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm anamorphosé.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)