Le directeur de la photographie Gérard de Battista, AFC, parle de son travail sur "Thérèse Desqueyroux" de Claude Miller

par Gérard de Battista

Gérard de Battista est le fidèle collaborateur depuis les années 1980 de réalisateurs reconnus. On trouve parmi eux les noms de Gérard Jugnot, Bernard Rapp, Josiane Balasko, Claude Lelouch, Bertrand Blier, Claude Miller pour le cinéma, Bernard Stora et Serge Moati pour la télévision. Sa collaboration avec Claude Miller a débuté avec La Petite Lili, sélectionné au Festival de Cannes en 2003. Le quatrième film que Gérard vient de terminer avec Claude Miller, Thérèse Desqueyroux, est teinté d’une grande tristesse puisque ce grand amoureux du cinéma vient de nous quitter.
Le personnage éponyme de ce roman le plus célèbre de François Mauriac est interprété par Audrey Tautou et c’est Gilles Lellouche qui endosse le rôle de son mari.

Ce roman de François Mauriac se déroule au cours des années 1920, comment s’est passée la préparation pour le tournage de ce film d’époque ?

Gérard de Battista : J’avais déjà tourné avec Claude Un secret, qui est aussi un film d’époque. La préparation a été plus simple pour Thérèse Desqueyroux car on se connaissait déjà bien. Quand il parlait du tournage, il disait que c’était l’un de ses tournages les plus facile. Les conditions ont été très particulières, il était déjà malade, et tout était organisé d’un point de vue pratique autour de ça. Tout le monde avait une grande envie de faire ce film le mieux possible, les acteurs étaient très enthousiastes. C’était la première fois que Claude enchaînait deux films de long métrage avec seulement un an d’intervalle. Voyez comme ils dansent a été tourné en 2010, il a réalisé 17 films en 40 ans de carrière… Pour Thérèse, je lui ai proposé cette lumière qu’on trouve à l’intérieur des maisons dans le sud, lorsqu’il fait très chaud et que les volets sont fermés. Et que l’on ne voit presque rien !!! (rires)

Qu’est-ce qui a motivé votre choix du format Scope ?

GdB : Nous l’avons choisi pour plusieurs raisons. Pour le film précédent, Voyez comme ils dansent, le Scope a permis d’intégrer les gens aux décors, dans les paysages canadiens. Pour ce film, le Scope est utilisé de manière plus picturale. Claude voulait des plans très statiques, très installés, les personnages devaient être coincés dans les maisons avec beaucoup de verticales, beaucoup de parties très noires dans l’image. Claude disait que l’on sent davantage la solitude des gens qui sont coincés quand on met beaucoup de verticales dans l’image.
Ces partis pris racontent bien Mauriac qui, dans plusieurs de ses romans, parle des mêmes lieux, de la même atmosphère, de ces mêmes familles coincées par de nombreux codes sociaux, les silences, les secrets. Ce sont des Catholiques qui ont l’air encore plus protestants que des Protestants !

Le travail de la déco – chef décoratrice Laurence Brenguier – a été formidable car, à part la cabane au bord de l’eau qui a été construite ainsi que le ponton, les intérieurs de la maison ont été aménagés, tous les murs ont été repeints, redécorés. Les couleurs choisies participent pour beaucoup à l’ambiance générale de l’image du film. Bien souvent les décors étaient faciles à éclairer car je partais des sources naturelles, les fenêtres, les portes. Il a fallu, pour éclairer par l’extérieur, des moyens électriques importants. Je voulais pouvoir mettre des projecteurs bien loin et diffusés. J’ai utilisé pas mal de HMI – j’avais deux 18 kW.
Par contre, j’avais peu de lumière artificielle, beaucoup de Lucioles, de fluos. Mon chef électro, Jean-Claude Lebras, était parfaitement organisé, il passait son temps à mes côtés. L’équipe électro, qui a été recrutée sur place, a été formidable. Le film a été extrêmement bien préparé, comme toujours avec Claude, le découpage était écrit longtemps à l’avance.

Il découpait les scènes tout seul ?

GdB : Oui, Claude passait beaucoup de temps seul sur les décors, des jours et des jours… Après ça, il écrivait un découpage et on le revoyait ensemble, avec son premier assistant, Hervé Ruet. Les modifications venaient à ce moment-là. Mais il y en avait très peu ! La mise en scène était faite pour une caméra, la caméra B n’avait, la plupart du temps, pas d’indications particulières. Le cadreur proposait des choses au tournage. On a tourné plus de la moitié du temps avec les deux caméras, quand on avait la place de les mettre. Sinon, cette caméra B allait faire des plans de 2e équipe.
Il y avait deux Alexas avec la série Zeiss Ultra Prime que nous nous partagions et deux zooms, un Fujinon 18-80 mm et l’Optimo 24-290 mm d’Angénieux. J’ai fait venir un 150-600 mm Canon pour deux plans, le plan de fin et un plan de discussion dans la rue entre Bernard (Gilles Lellouche) et Thérèse (Audrey Tautou).
C’est la seule fois où Claude m’a demandé d’avoir un grand capteur, non pas pour des raisons de définition mais parce qu’il voulait avoir de la profondeur de champ comme en 35 mm. Sur les autres films, nous avions des Sony 2/3 de pouce (900, 900R, F23).

Ce personnage sombre et torturé de Thérèse Desqueyroux a suscité chez toi une envie particulière de lumière ?

GdB : Oui, j’ai eu envie d’une lumière assez froide mais sans pour cela faire une image bleue. C’était un peu une gageure avec les lampes à pétrole et les feux de cheminée ! J’ai envie de dire que la froideur de l’image ne tient pas seulement à ma lumière, le cadre, la mise en scène, le jeu y contribuent pour beaucoup.
Au-delà de mes intentions, nous avons eu la chance d’avoir une actrice formidable qui a, en plus, un rapport à son image rarissime ; elle était la première à dire : « Est-ce qu’on voit bien les cernes, est-ce que je n’ai pas trop bonne mine ?... » Il fallait qu’à la fin, dans la scène du bistrot à Paris, on retrouve le visage qu’elle avait au début. Car à partir du moment où l’idée du crime arrive, il y a une dégradation du visage qui s’accentue au moment de la séquestration et quand on lui retire son enfant. Cette dégradation est appuyée par des lumières de plus en plus latérales.

Ce qui est remarquable chez Claude, que j’ai pu noter pour ce film mais aussi pour tous les autres, et c’est pour cette raison que c’est un réalisateur formidable pour les opérateurs, c’est l’énorme confiance qu’il accorde à l’image pour raconter les choses. Il y a quantité de choses qui sont dites uniquement par la manière de filmer, de cadrer, par la façon dont on place le regard dans le cadre. Il y a des regards d’Audrey bien placés par rapport à la caméra et qui sont suffisants, il n’y a pas besoin de mots. Les choix de découpage participent à l’idée qu’à aucun moment les personnages ne sont libres. Tout le monde est coincé tout le temps, par les cadrages, les déplacements car on ne les lâche pas, il n’y a pas de sortie de champ, la caméra est très sage et totalement indiscrète… S’ils le pouvaient, les personnages diraient à la caméra : « Sortez ! ». Cela vient du talent de Claude. C’est vraiment un metteur en scène rarissime qui a également beaucoup de pudeur. Il y a eu d’ailleurs quelques problèmes avec la production sur Un secret car dès qu’il y avait un peu de pathos, il coupait la scène. Ce qui avait créé une grande complicité avec sa monteuse, Véronique Lange.

C’est d’ailleurs un peu frustrant parfois…

GdB : Oui, mais c’est son côté non voyeur. Quand une actrice pleure, jamais il ne la filmera de face. Jamais nous n’avons mis une caméra sur un capot de voiture car il disait qu’on ne peut pas se trouver dans ce point de vue-là !
Il n’a pas pu voir Thérèse Desqueyroux en projection. On lui a montré l’étalonnage sur un écran vidéo, à l’hôpital. Le tournage a été très marqué par la maladie de Claude. Et alors qu’il était fatigué, il se levait après chaque prise pour aller parler aux acteurs. Comme le disait mon chef électro, Jean-Claude Lebras, qui a pourtant un nombre incroyable de films à son actif, c’est un réalisateur rare, un « Monsieur ».

Il a une façon originale de découper, de jouer avec le temps, avec le rythme, de placer la caméra par rapport à un visage, tous ces plans qu’il adorait, des ¾ dos. Il avait une grande admiration pour une réalisatrice argentine, Lucrecia Martel, notamment pour l’un de ses films La Femme sans tête.
C’était une complicité entre nous lorsqu’il disait : « Fais-moi un plan à la Martel ». Cela voulait dire qu’il fallait cadrer le personnage de ¾ dos.

L’incendie dans la forêt de pins est traité par des effets spéciaux ?

GdB : Oui, bien sûr, c’est trop compliqué et trop dangereux de tourner un réel incendie dans la forêt des Landes. Car tout se passe là-bas, près de Bordeaux, même ce qui est censé se passer à Paris. Il y a un peu d’effets spéciaux, sauf dans la cabane, quand nous sommes axés sur le lac. Claude voulait que l’eau brille tout le temps. On a donc mis un fond vert, on a tourné l’eau qui brille au moment où elle brille et voilà…
Il y a aussi dans l’hôtel, pendant le voyage de noces, lorsque Gilles Lellouche tire le rideau devant la fenêtre et qu’il dit : « Tu verrais ça quand il fait beau… ». Le temps devait donc être gris et pluvieux pour la scène. Il se trouve qu’il faisait beau ce jour-là, on a été obligé de tourner sur fond vert et l’on a filmé séparément le décor un jour de pluie.
On s’est ensuite trouvé pris dans le naufrage de Quinta. Tout avait été préparé chez Duboi et, au moment de l’étalonnage, il a fallu déménager chez Digimage. Heureusement nous n’avons pas pris de retard ! Car nous voulions absolument que Claude voie son film le plus vite possible.

Il y a eu vraiment quelque chose autour de Claude, chacun avait envie de donner le maximum. C’est un film particulier, je ne peux pas le regarder de manière neutre. Quand le générique de fin arrive, j’ai beaucoup d’émotion.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)