Le directeur de la photographie Guillaume Deffontaines parle de son travail sur "P’tit Quinquin", de Bruno Dumont

Guillaume Deffontaines débute sa carrière de directeur de la photographie sur une quinzaine de courts métrages et de nombreuses publicités, puis éclaire son premier long métrage en 2007, Le Voyage aux Pyrénées, avec les frères Larrieu, qu’il retrouve plusieurs années plus tard pour L’amour est un crime presque parfait.
C’est avec Géraldine Nakache et Hervé Mimran pour Tout ce qui brille qu’il poursuit sa carrière, puis il enchaîne avec – entre autres – Une pure affaire, d’Alexandre Coffre, Parlez-moi de vous, de Pierre Pinaud, et Télé Gaucho, de Michel Leclerc.
Sa rencontre avec Bruno Dumont a lieu pour Camille Claudel 1915 et cette collaboration se prolonge très vite sur P’tit Quinquin, un 4 x 2’ pour Arte, projeté dans sa totalité en séance spéciale à la Quinzaine des réalisateurs. Nous avons rencontré Guillaume Deffontaines qui nous parle de cette expérience " décoiffante ".

Avez-vous entrepris le tournage de ces 4 x 52’ dans les codes télé ?

GD : Oui, ce tournage a vraiment été conçu comme une vraie série pour Arte, ce qui représentait pour Bruno Dumont une grande première ! Pour ma part, j’avais déjà des expériences de tournage télé antérieures. Notamment les premiers Fais pas ci, fais pas ça. Comment cela pouvait-il correspondre à son cinéma ?
C’est dans ce questionnement que j’ai abordé la préparation de ce tournage. Bruno semblait prêt à utiliser les outils de la télé. Il n’avait jamais tourné en numérique, mais c’était cohérent pour lui. Très vite s’est posé le choix du format.

Connaissant les attentes de Bruno et sa façon de travailler et de filmer, j’ai vite écarté le format 16/9e. Je ne voulais pas partir sur les normes habituelles imposées par les télés. Je me suis beaucoup méfié de la solution de la deuxième caméra dont il a été question pour faire rentrer les séquences dans le temps imparti. J’ai essayé de maintenir les longues focales pour réduire le nombre de travelling sur des personnages en mouvement. Mais ce sont des solutions qui me sont apparues très vite incompatibles avec le scénario.
Même s’il y avait cette vraie volonté de sa part d’accepter ces codes télé, j’ai été rapidement confronté à la réalité du scénario dans lequel Bruno intègre des dessins, un véritable story-board pour désigner les cadres, les travelling, les plongées, les contre plongées, etc. Tout est indiqué, avec des abréviations, des codes couleurs...

Grâce au tournage de Camille Claudel 1915, la méthode de travail de Bruno Dumont ne t’était pas inconnue…

GD : Non, pas du tout, mais Camille Claudel est un film tellement différent ! En préparation, il n’y a pas de lecture du scénario autour d’une table comme on le fait habituellement. Tout se fait in situ, sur les décors, et avec ce découpage plan par plan. C’est la caméra qui est au centre du dispositif de mise en scène. Pour Bruno, un acteur n’est juste que s’il est bien filmé, si le regard est bien placé, avec une bonne valeur de plan. Ce travail, Bruno l’a déjà fait en amont et il le confie à son chef opérateur comme un architecte à son chef de projet. Ce n’est pas simple de trouver l’image qu’il a visualisée pour le film, tout en ayant sa confiance. C’est une école, j’ai adoré ça car c’était comme des travaux pratiques…
La chronologie est respectée au tournage, il y a donc une dramaturgie dans le plan de travail. Tout cela est en inadéquation avec une série télé, on est sur une autre planète !

Ces indications très précises de plans étaient-elles accompagnées d’indications de lumière ?

GD : Ses indications concernent d’abord la caméra, avec des angles forts, beaucoup de mouvements, souvent complexes, des travellings à 180°. Mais grâce à cette préparation très précise, plan par plan, j’ai pu m’organiser avec Laurent Passera, le chef machiniste, pour anticiper de grosses installations dans les lieux les plus inaccessibles. Quand nous arrivions sur les décors, les travellings étaient déjà installés. Et il y en avait beaucoup !

Bruno Dumont est aussi très sensible à la lumière, il veut que le chef opérateur soit très imprégné des axes, pour pouvoir éclairer. Dans cette démarche de série télé, il voulait cet aspect vidéo froid, avec des couleurs vives et une absence totale de jaune dans l’image. Il déteste le jaune ! Il aime beaucoup la peinture flamande, il parlait de Rubens. Là, je lui ai dit qu’avec Rubens, on était plutôt dans des lumières chaudes… Disons que c’est plutôt une thématique dans le film.
Le personnage principal s’appelle Roger van der Weyden. C’est le nom d’un peintre du 15e siècle – Rogier van der Weyden – de l’école flamande, un des maîtres de Rubens. Ses peintures sont froides, très austères avec une lumière très blanche dans des couleurs primaires où la perspective n’existe pratiquement pas.

La série est écrite quasi intégralement pour de l’extérieur jour, sauf quelques nuits qu’on a tournées en nuit américaine. J’ai dû pas mal lutter contre la luminosité ambiante, qui est extrême dans le Nord. Les comédiens avaient les yeux plissés tout le temps. Pour faire ressortir les visages je devais pas mal éclairer. Heureusement qu’il y avait les Arrimax, qui sont plus rapides à utiliser ! Le M40, qui a le rendu d’un 6 kW et qui ne nécessite qu’un petit groupe, et le M90 pour la nuit américaine qui s’approche d’un 18 kW.
J’ai mis beaucoup de cadres avec des toiles au-dessus des comédiens pour leur permettre d’ouvrir les yeux. Mais avec le vent du Nord, on était souvent en condition de " kate surf " ! Heureusement Eric Gies, le chef electro, avait prévu des toiles percées, les Wind Bounce.
J’ai beaucoup milité en préparation pour ramener certaines scènes en intérieur. J’ai finalement obtenu une scène dans une grange. Et tout à coup, on a de l’ombre, de la texture, les yeux s’ouvrent. Je voulais prouver à Bruno que ça pouvait être intéressant d’être dans l’ombre pour la lecture des visages.

La question du format fut l’objet de pas mal de débats, pourquoi ?

GD : La manière de tourner de Bruno, les personnages qui créent la valeur du plan, avec des allers retours entre la profondeur de l’image et un gros plan, les paysages de rase campagne, de mer, de dunes, et la volonté d’intégrer ces personnages dans ces paysages, tout cela nous amenait vers le Scope.
L’anamorphose du Scope pouvait vraiment apporter un plus à ce film tourné à 99,9 % en extérieur jour. Je savais qu’il fallait cette image en Scope car au final, Bruno Dumont a quand même une attente de cinéma, il a quand même beaucoup de mal avec l’image télé.

On a fini par tourner en Scope anamorphique, ce qui ne se fait pas en télé ! Et oui, cela a donné lieu à des débats, avec des arguments et des enjeux qui se croisaient car il fallait se plier aux codes de la télé sans que Bruno change sa manière de tourner. Finalement, Arte a validé le Scope mais avec un format de diffusion de 2:1. Au tournage, j’étais le seul garant du format 2,40:1 puisqu’il n’existait que dans ma visée, il n’apparaissait pas aux rushes ni au montage.
La grande joie a été quand, bien après le montage et dans la perspective d’exploitations en salles à l’étranger, Bruno a demandé à voir le 2,40… Et là, il a été très heureux de découvrir son film en grande largeur !

Quelles optiques as-tu choisi pour cette majorité d’extérieurs jour ?

GD : C’est très simple, le film est intégralement filmé au 40 mm ! Nous avions un deuxième objectif, le 75 mm, que je n’ai utilisé qu’une seule fois. Après avoir tourné ce plan, Bruno m’a dit qu’il ne voulait pas du 75, que c’était une longue focale. Alors on a rendu le 75 et on a tourné tout le film au 40 mm ! Ce qui était assez compliqué car lorsqu’un personnage fait trois pas vers la caméra, il est en gros plan. Et même pour un gros plan, on a tout le décor en référence dans le cadre ; les notions de raccord changent tout le temps, on est obligé de tricher la position des acteurs. La présence des personnages est très forte, les comédiens ne voient rien de ce qui se passe devant eux, à cause de la caméra sous leur nez, et des réflecteurs partout... La direction de regard, c’était toujours dans le pare-soleil !

Comment l’étalonnage s’est-il passé ?

GD : Très bien, mais l’aventure des écrans pour regarder l’image est assez incroyable. En salle d’étalonnage, Richard Deusy, l’étalonneur, travaillait sur quatre écrans, le moniteur du labo et trois écrans de type plasma, LED et LCD. Les moniteurs des labos sont calibrés sur les normes européennes. Mais dès que l’on regarde l’image sur une télé, c’est le jour et la nuit car les écrans sont fabriqués à Taïwan. Et à Taïwan, ils n’ont pas les mêmes normes qu’ici. On s’est mis à faire un casting de télés pour choisir le bon LCD, le bon LED. Thibault Carterot, le dirigeant de M141, s’est plié en quatre pour nous. Sans Bruno, je n’aurais sans doute pas obtenu ce confort de travail. Il faut avoir le poids de demander ça !

Est-ce très perturbant, ces rendus différents ?

GD : Oui, il n’y a plus de repère. Chacun regardait ce qu’il avait envie de voir. Odile Carrière d’Arte avait son moniteur calibré aux normes européennes, Bruno regardait son écran LED, au réglage usine, comme pour le grand public. Et moi, j’avais le LCD, piqué, très défini mais avec une douceur dans les peaux. Sur l’écran de Bruno, les visages étaient très blancs mais comme il aime la neutralité totale dans les couleurs de peau, c’était très bien ! Ce fut une expérience très intéressante et qui m’est utile encore aujourd’hui. Est-ce que ces écrans vont être standardisés ? Car pour le moment, c’est Samsung qui décide de nos images !

P’tit Quinquin rassemble des comédiens non professionnels, cela a-t-il eu une incidence sur le tournage ?

GD : Oui, cela implique de respecter au maximum leur intimité, leur vie privée, c’est un équilibre fragile que Bruno tient à préserver jusqu’à la fin du tournage. Bruno m’a présenté très tôt les protagonistes de l’histoire pour que je prenne bien conscience de la particularité de chacun devant la caméra. Leur regard, leur démarche, leur physionomie qui rappellent souvent l’univers de Tati.
Avec ce film, Bruno Dumont bascule franchement dans le burlesque. J’ai souvent eu des fous rires au point de devoir abandonner la caméra pour ne pas déranger le son. On est en même temps dans un remake de Seven, avec des crimes abominables ; le ton est désopilant, très dérangeant, très déstabilisant. P’tit Quinquin a un caractère culte !

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)