Le directeur de la photographie Jean-François Hensgens, AFC, SBC, parle de son travail sur "A perdre la raison", de Joachim Lafosse

par Jean-Francois Hensgens

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Jean-François Hensgens, SBC, qui a rejoint l’AFC en 2010, a été assistant caméra sur les films des frères Dardenne – La Promesse, Rosetta, et Le Fils – au côté du directeur de la photographie Alain Marcoen, SBC. Il devient directeur de la photo en 2004 pour Fratricide de Yelmas Arslan puis travaille avec Olivier Vanhoofstad pour Dikkenek et Go Fast. Il consolide son expérience avec des films comme Banlieue 13 - Ultimatum de Patrick Alessandrin, Tête de turc de Pascal Elbé, Cat Run et Darktide de John Stockwell.
Le film du réalisateur belge Joachim Lafosse, A perdre la raison, est inspiré d’un fait divers tragique, une mère de famille qui égorge ses cinq enfants et qui avait bouleversé la Belgique, il y a cinq ans. Nous retrouvons pour ce drame Emilie Dequenne (la Rosetta des frères Dardenne) ainsi que le couple du Prophète de Jacques Audiard, Niels Arestrup et Tahar Rahim.
Jean-François Hensgens et Joachim Lafosse - Photo Fabrizio Maltese
Jean-François Hensgens et Joachim Lafosse
Photo Fabrizio Maltese

Est-ce la première fois, Jean-François, que tu travailles avec Joachim ?

Jean-François Hensgens : Non, la première fois, c’était pour un moyen métrage, Entre les mots. Cela s’était très bien passé avec Joachim. " Entre les mots ", justement ! (Rires)
La complicité s’est immédiatement créée entre nous, les choses paraissaient évidentes sans les dire… Ce film est une deuxième collaboration.
Il est très à l’écoute de ses partenaires professionnels, il est même demandeur. Cette ouverture laisse la place au doute aussi donc ce n’est pas toujours facile pour lui. En même temps, c’est ça qui est créatif.

Joachim Delafosse avait des demandes particulières pour mettre en image ce drame bouleversant ?

JFH : Il m’a montré beaucoup de photos, plus particulièrement le travail de William Eggleston.
Le père de Joachim étant photographe, il est très sensible au langage de l’image. Il voulait une photo lumineuse, avec du caractère. Comme il s’agit d’un drame, il ne fallait pas aller vers une image mièvre. En même temps, pour ne pas surenchérir du côté du drame, je ne voulais pas faire une image " glauque ".
Les contraintes liées aux scènes avec les enfants ont déterminé un certain nombre des choix que j’ai eus à faire. Il fallait que la lumière soit " efficace ", car on ne pouvait pas toujours refaire les prises et l’on ne savait parfois pas où la scène allait glisser. Le parti pris de Joachim a été de laisser les acteurs gérer les enfants. C’était intéressant et j’ai eu la chance de travailler avec des comédiens qui sont très conscients de la caméra, de la lumière.

Joachim a des idées précises qui sont contraignantes mais intéressantes. Par exemple, il ne veut pas descendre en dessous d’une certaine focale, pour lui, le 40 mm est sa focale la plus large.
Il faut donc avoir du recul quand on veut faire des plans larges. Ce qui est bien c’est qu’il accepte de voir autre chose. Une fois je lui ai proposé un plan au 28 mm et il l’a accepté. Mais il veut choisir son stylo pour écrire…

Ton rapport aux comédiens a été particulièrement riche sur ce film, peux-tu nous dire pourquoi ?

JFH : Cette spirale dans laquelle cette mère infanticide s’est trouvée est, je crois, ce qui a beaucoup inspiré Joachim, qui s’intéresse depuis ses premiers films à la complexité des rapports humains. Pendant une discussion que j’ai eue avec Niels, il m’a expliqué que pour lui ces trois personnes n’auraient jamais dû se rencontrer car elles se faisaient du mal inévitablement, comme une sorte d’incompatibilité de caractère.
Ils ont tous été extrêmement généreux, et en même temps en demande d’un regard, d’une réponse à leurs propositions, d’une réaction à l’émotion provoquée et, grâce a eux, cette émotion a toujours été au rendez-vous ! Il y a eu un vrai partage sur le plateau.

Ce mot de partage est essentiel pour moi dans le cinéma. On partage sur le plateau et après on partage avec le public. Un film qui n’est pas regardé n’existe pas. Une séparation, d’Asghar Farhadi, m’a beaucoup touché car c’est un film qui, sans donner de leçon, nous rend plus intelligent.
Avec A perdre la raison, j’espère que le public ressentira cet espace où l’on se sent ému et grandi. Dans le cinéma, ce qui m’intéresse, c’est cette alchimie entre l’émotion, l’intelligence et le divertissement.

Pour revenir à l’image du film, quelles ont été tes options d’éclairage et de colorimétrie ?

JFH : Nous étions en décor naturel et je ne pouvais pas placer les sources à l’extérieur. J’ai renforcé la direction de lumière qui rentrait par les fenêtres en utilisant des Joker 800 HMI avec Chimera ou Softube au-dessus des fenêtres, je voulais qu’il y ait une direction de lumière mais toujours de manière assez douce. J’ai régulièrement " aidé " avec une boule chinoise (Gaffair 400 d’Airstar) au bout d’une perche pour être plus mobile. De nuit, j’ai surtout utilisé des mandarines avec Chimera, j’aime aussi beaucoup les Zaplight que j’utilise depuis Tête de Turc.
Je n’aime pas quand on donne un côté " chaud " artificiellement pour " détendre l’atmosphère ". Ici, nous avons convenu d’une photo colorée et lumineuse mais qui ne triche pas.

Nous avons parlé d’une image naturaliste mais pas neutre, pas forcément réaliste. Donc, c’est quand même un film où il y a du contraste, de la couleur, du caractère. Il y a une vraie progression, car le début du film est très joyeux et l’on va implacablement vers le drame. La photo suit cette évolution mais sans l’accentuer, le film n’avait pas besoin de ça, au contraire, j’ai voulu rester le plus sobre possible.
J’espère avoir fait une image juste et qu’elle aidera un peu la magie à opérer. Le début du film est plus chaud, un peu doré. A la fin, pour la scène où Emilie Dequenne est seule dans sa voiture et qu’elle pleure, il y a du soleil mais il n’est pas vraiment chaud. C’est un soleil qui fait un peu mal. Avec Peter Bernaers, l’étalonneur, nous avons beaucoup cherché ces nuances de couleurs. La difficulté a été, comme au tournage, de ne pas trahir l’atmosphère du film mais de ne pas l’alourdir non plus. Puis il a fallu intégrer Joachim à l’étalonnage. C’est toujours un peu délicat quand le réalisateur a vu l’image du télécinéma pendant les trois mois de montage, avec une photo qui n’était pas celle choisie pour le film en amont mais qui l’influence inévitablement. Ensuite il faut nettoyer sa mémoire de ça ! Il y est arrivé…

Tu as beaucoup cadré avec l’Easyrig…

JFH : Oui, je l’utilise depuis toujours. Il m’aide physiquement pour être à l’épaule, pour utiliser de plus longues focales. Joachim m’a demandé d’être un photographe, il m’a dit : « Tu mets la caméra et tu regardes ce qu’il se passe ». Je pense que c’est ce que nous avons réussi à faire, observer ces comédiens et les aimer. Et ceci avec l’aide de Charlotte, mon assistante, qui a vécu un tournage difficile au point mais dont elle s’est brillamment acquittée.
Il y a eu un découpage au préalable mais nous l’avons un peu oublié durant le tournage. Nous étions dans un vrai travail de recherche. La production a décidé de donner 10 semaines de tournage, ce qui permet de chercher et ça c’est un vrai confort !