Le directeur de la photographie Jean-Louis Vialard, AFC, parle de son travail sur "Voir du pays", de Delphine et Muriel Coulin

Des militaires à la plage

par Jean-Louis Vialard

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Après 17 filles, premier film remarqué au Festival de Cannes 2011, Delphine et Muriel Coulin reviennent dans la sélection Un certain regard avec Voir du pays.
Un film qui explore une facette peu connue de l’armée de terre : celle des stages de décompression consécutifs à chaque fin de mission et qui permettent aux soldats de reprendre pied avec une certaine vie "normale", loin du théâtre des opérations. Fidèle au poste de l’image, Jean-Louis Vialard, AFC, nous explique les enjeux photographiques de ce film tourné principalement sous le soleil de l’île de Rhodes.

Deux filles, Aurore et Marine, reviennent d’Afghanistan. Elles y ont vécu six mois de tension, d’horreur, de peur. Elles vont passer trois jours à Chypre, dans un hôtel cinq étoiles, pour ce que l’armée appelle un « sas de décompression », où on va leur réapprendre à vivre normalement, à oublier la guerre, à coup de séances de débriefing collectif et cours de relaxation, des soirées arrosées et des sorties en mer. Mais on ne se libère pas de la violence si facilement…
Avec Soko, Ariane Labed, Ginger Romàn

Delphine et Muriel Coulin - Photo Richard Schroeder
Delphine et Muriel Coulin
Photo Richard Schroeder

Voir du pays
Le film est adapté du roman éponyme de Delphine Coulin. Après 17 filles, il y a quatre ans, les deux sœurs sont parties sur des projets différents, dont notamment l’écriture de Samba, le dernier film en date d’Olivier Naccache et Eric Toledano. C’est pour cette raison que ce deuxième film a pris un peu de temps à se lancer. Mais une fois le scénario écrit, tout est allé très vite, avec un financement en l’espace de quelques mois.

Hôtel
Presque tout le film se passe dans un hôtel dédié aux stages de décompression des militaires, et les recherches de ce décor ont été complexes car c’est l’élément central. Au départ, on a pensé tourner dans le véritable hôtel utilisé par l’armée française qui se situe à Chypre (tel qu’il est présenté dans le film). Mais la coproduction grecque nous a amenés à chercher une solution locale, et on est tombé sur un hôtel à Rhodes vraiment parfait. Encore mieux visuellement que le vrai, avec juste un petit peu d’accessoirisation, mais pas d’intervention en déco.
Après quelques jours en France pour les plans d’avion et d’aéroport, le tournage s’est déroulé en début de saison, de mi-avril à la mi-juin, à Rhodes. Avec aussi quelques plans à Chypre pour contextualiser la chose.

Réalité virtuelle
Personnellement je ne connaissais pas ce procédé. J’ai découvert cette technique d’immersion en réalité virtuelle, avec interaction directe via des programmeurs pour les "debriefs" de mission. C’est une technologie qui est réellement utilisée lors de ce genre de stage, comme les conseillers de l’armée nous l’ont confirmé. Ces parties du film ont été gérées par Buff Compagnie.
On s’y est pris six mois avant le tournage, et j’ai été ravi de leur maîtrise et de leur expérience dans ce domaine.
Suite à plusieurs propositions de Buff, nous avons établi une charte graphique pour le rendu visuel des images projetées ; en procédant en cours d’élaboration à différents ajustements concernant la texture de certains éléments – comme la neige afin qu’elle conserve un modelé en direct et après captation avec les acteurs devant l’écran – et aussi sur la gestion du contraste car la projection a tendance à modifier un peu le rendu.

ProRes et HMC
J’aime de plus en plus travailler sur chaque film avec une enveloppe financière globale pour l’image. Une démarche qui s’apparente un peu à celle du chef décorateur et qui va me permettre de mieux gérer mon budget et de placer l’argent là où je le pense nécessaire. Sur ce film par exemple, j’ai pu économiser environ 50 000 euros en travaillant sans grue ni dolly, directement en ProRes, sans DIT, avec une grande attention à la chaîne de travail. Essentiellement au calibrage précis de tous les moniteurs, à une dizaine de LUTs que j’utilise régulièrement, pour obtenir au final uniquement 4 To de rushes.
Autre décision artistique qui nous a fait économiser de l’argent : la volonté de se passer de HMC et de tourner absolument sans maquillage. Les personnages étant des militaires de retour de mission, je crois que la moindre trace de poudre ou de fond de teint aurait complètement ruiné la crédibilité du film. On avait donc juste une habilleuse grecque qui s’occupait de gérer treillis et joggings (seuls costumes de nos militaires), et chaque comédien s’occupait lui-même de sa préparation. C’est un élément qui peu à peu est devenu naturel, même si je dois avouer que les deux réalisatrices m’ont bien aidé pour faire accepter ces partis pris ?

Amira
Ma première envie était de tourner en Arri Alexa Mini. Malheureusement, la caméra n’était pas encore disponible au début du mois d’avril 2015, et j’ai donc choisi une Amira à l’ergonomie parfaite pour la caméra épaule et donc fort appréciée par le cadreur. Cette situation m’a amené à faire de nombreux d’essais, pour aboutir à ce workflow ProRes, en association avec une série Zeiss Distagon, là encore vraiment moins chère chez notre loueur TSF Caméra que la série Leica Summilux que j’envisageais au départ.
À part certaines séquences où les écarts de contraste extrêmes font parfois regretter de ne pas avoir tourné en Raw – notamment avec la mer et le soleil en contre-jour – cette configuration m’a parfaitement donné satisfaction. En fait j’imagine qu’on pourrait tout à fait s’inspirer de ce qu’on faisait sur certains films en 16 mm, où les plans larges étaient tournés en 35 mm, et passer du ProRes au Raw pour certains plans ou certaines séquences...

Le cadreur des frères invité par les sœurs
C’est une des premières fois où je ne cadre pas moi-même. Sur ce film, les réalisatrices voulaient travailler avec Benoît Dervaux, le fidèle cadreur des frères Dardenne. Il a une excellente maîtrise de la caméra à l’épaule. Il utilise également un système de tubes métalliques reliés entre eux qui lui permet d’installer très vite des sortes de "Maxi Slider" où, en trois minutes à peine, on se retrouve prêt à faire un travelling de plusieurs mètres. Sur toutes les séquences intérieures des "debriefs" (tournés à Paris dans une salle de réunion d’hôtel), on a souvent travaillé à deux caméras. Benoît cadrant la caméra de face et moi effectuant des plans latéraux en mouvement avec ce système de Slider. Même si chacun a dû trouver ses marques au départ dans ce quatuor pour décider comment le film se découpait et comment chaque plan allait être mis en place, je dois saluer vraiment le très beau travail de composition et de dynamique de cadre.

Lumière radicale
À l’instar de l’absence de maquillage, du côté très brut de ces militaires, j’ai adopté aussi une certaine radicalité en lumière. Pour ce faire, Patrick Contes, "gaffer" exceptionnel, m’a permis d’utiliser des ambiances LED de sa propre fabrication constituées de panneaux de différentes tailles recouverts de rubans de LEDs trichromes. Le tout contrôlé via une interface sans fil depuis un iPhone, on peut très rapidement s’adapter à n’importe quelle situation, voire même recréer des effets de couleur très saturée (comme dans la séquence de boîte de nuit) où le fuchsia et le bleu se mêlent remarquablement bien sans saturer le capteur de l’Amira.

Les cigales ont froid
Déjà en tournant le film, j’imaginais un soleil assez froid. Des peaux blanches et pas de coucher de soleil sur l’horizon. Exception faite peut-être d’une séquence tournée en fin de journée, durant laquelle les filles vont visiter l’île avec des autochtones. C’est dans cette direction que l’étalonnage s’est mis en place, aboutissant même, après mixage, à certains effets presque perturbants, comme par exemple au début du film quand on découvre les personnages arrivant sur le tarmac de l’aéroport, dans cette ambiance presque froide avec le chant des cigales en contrepoint, très présent. C’est exactement dans cette sorte de réalisme avec décalage, où rien n’est vraiment faux ni naturaliste, que le film a été tourné. Une ambiance qui, pour moi, est vraiment au diapason des personnages et de ce que le film raconte.

(Propose recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Voir du pays, de Delphine et Muriel Coulin
Produit par Denis Fred (Archipel 35)
Montage : Laurence Briod

Dans le portfolio ci-dessous, quelques images de Voir du pays