Le directeur de la photographie Jean-Marie Dreujou, AFC, parle de son travail sur "La danza de la realidad", d’Alejandro Jodorowsky

par Jean-Marie Dreujou

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Jean Marie Dreujou, AFC, est depuis Deux frères le fidèle collaborateur de Jean-Jacques Annaud. Il a également signé l’image de huit films au côté de Patrice Leconte (dont La Fille sur le pont, nommé au César de la meilleure photo en 2000). Aujourd’hui, c’est l’écrivain, réalisateur et poète Alejandro Jodorowski qui lui confie la caméra sur La danza de la realidad, un film autobiographique réalisé à l’aune de ses quatre-vingt-trois printemps. (FR)
Alejandro Jodorowsky, debout au centre, et Jean-Marie Dreujou, à droite - DR
Alejandro Jodorowsky, debout au centre, et Jean-Marie Dreujou, à droite
DR


Comment vous êtes-vous retrouvés sur ce projet ?

Jean-Marie Dreujou : C’est le producteur Michel Seydoux qui m’a présenté à Alejandro Jodorowski. Le contact entre nous s’est très bien passé, c’est un projet dont j’aimais beaucoup le scénario.

Vous étiez déjà familier avec l’univers de Jodorowski ?

J-MD : Je me souviens de mes années de lycée, en province, pendant lesquelles il m’arrivait de travailler en tant que projectionniste dans le petit cinéma d’art et d’essai du coin. C’est à ce moment-là que j’ai découvert des films comme El Topo ou La Montagne sacrée. Deux films qui m’avaient vraiment interpellé à l’époque, et qui ont dû participer à ma vocation d’opérateur. C’était donc une chance incroyable pour moi de pouvoir travailler avec Alejandro.

Quelles ont été ses directives ?

J-MD : Il souhaitait avant tout un film très clair, avec des couleurs marquées sans être agressives et très peu d’ombre. L’idée étant que cette clarté accompagne les personnages tout au long de l’histoire.
On a pu voir quelques images d’époque mais ça a surtout servi pour le chef décorateur. Le décor principal a été reconstruit à côté d’une caserne de pompiers... Soit exactement à l’endroit où se trouvait la maison de famille des Jodorowsky. C’était amusant de voir, lors des premiers repérages avant que le décor soit reconstruit, tous ces souvenirs qui revenaient à la surface pour lui.

Quel a été le challenge principal en terme de prise de vues ?

J-MD : La difficulté est surtout venue du budget très réduit avec lequel s’est fait le film. La reconstruction du décor par exemple a été une décision production assez coûteuse… Mais sous l’impulsion d’Alejandro, et sa précision, tout le monde joue le jeu à fond, en se débrouillant plus ou moins avec les moyens du bord.
De toute façon, tourner un film d’époque avec un budget réduit, c’est toujours un défi en tant que tel. Les effets numériques nous ont également aidés pour retirer tel ou tel élément moderne qu’on n’avait pas pu contrôler. Heureusement, Alejandro n’était pas à cheval sur une recréation historique parfaite... L’important pour lui, c’était l’intensité de l’histoire, et de ce point de vue là, je crois qu’il a parfaitement réussi son film.

Avez-vous découvert des ambiances lumière particulières au Chili ?

J-MD : On a tourné entre juin et juillet, soit l’équivalent de l’hiver pour le continent austral. Tocopilla, la ville dans laquelle a été tourné le film, est au bord de la mer, adossé à des montagnes et au désert de l’Atacama. C’est un lieu où il ne pleut quasiment jamais. Un climat extrêmement sec avec des couleurs très pures et des contrastes forts. Par exemple, il y a cette séquence d’ouverture sur la plage de sable noir, avec les costumes, la mer et la terre extrêmement aride en arrière-plan... On est tout de suite dans une ambiance à part !

Comment Jodorowski travaille-t-il sur le plateau ?

J-MD : Tout était très écrit. Alejandro a une vision très précise de son film. Pour le découpage, je lui ai juste suggéré de tourner à deux caméras, pour ramener un maximum de choses au montage.
Avec seulement 45 jours de tournage, il fallait aller vite. Et malgré ses quatre-vingt-trois ans, Alejandro m’a surpris par sa vitalité et sa vivacité. Parfois il s’étonnait même de mon côté trop zen !
En termes de réalisation, l’histoire est à la base déjà tellement poétique et émouvante qu’il a choisi un style épuré, sans effets. Pour tout ce qui est déplacement de comédiens, une des caméras pouvait être au Steadicam, tandis que la deuxième restait sur dolly. Une configuration très simple.

Quels ont été vos choix en matériel ?

J-MD : Comme la production chilienne avait investi dans une Red Epic, on a tourné avec. J’ai juste demandé avoir un deuxième corps caméra, afin d’offrir plus de possibilités de montage.
Tout a été tourné en 4K, avec la compression Red 5:1, pour limiter les données. J’ai filmé avec des zooms Angénieux Optimo : un 24-290 mm, un 15-40 et un 28-76. Comme je n’avais jamais eu l’occasion de travailler avec la Red, je pense que dans d’autres circonstances, j’aurais choisi l’Alexa... Là, je me suis adapté aux contraintes de production.
En définitive, sur ce film très lumineux, j’ai été vraiment satisfait de son rendu en couleurs. Mais je sais que ce n’est pas toujours le cas suivant les choix d’images ou les ambiances choisies... En ce qui concerne la caméra en elle-même, ça reste un bloc qu’il faut beaucoup accessoiriser et qui est assez peu ergonomique.

Au sujet de la lumière, ma liste était composée d’un 18 kW, un 6 kW Cinepar, des Jokers et quelques Kino, une base réduite au minimum. J’ai fait un premier étalonnage sommaire sur un scratch à Santiago pour le montage. Ensuite, c’est Eclair qui a finalisé le film, toujours sur Scratch, avec comme étalonneur Fabrice Blin avec qui je travaille régulièrement. Comme j’avais filtré la plupart du temps en extérieur avec un polarisant, l’image avait déjà pas mal de corps. On a surtout retravaillé la saturation des couleurs et le contraste de l’image.

Avez-vous une séquence dont vous êtes particulièrement fier ?

J-MD : La fin du film au bord de la mer est vraiment un moment magique. Soit on le fait en extérieur avec des couches d’effets numériques à foison, soit à la rigueur dans un studio immense... Là, on a pu obtenir cet effet en filmant juste au bon moment. Un énorme coup de chance météorologique en lumière naturelle ! A l’image de cette scène, tout le film a été pour Alejandro une série de miracles incroyables. Après tout, filmer avec quelqu’un qui tire les tarots ne peut pas échapper parfois à l’inexplicable... !

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)