Le directeur de la photographie Sean Bobbitt, BSC, parle de son travail sur "12 Years a Slave", de Steve McQueen

La Lettre AFC n°237

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Lors du 21e Festival Plus Camerimage, K5600 Lighting et Transvideo, avec Thales Angénieux, membres associés de l’AFC, avaient invité douze étudiants en image de nos écoles de cinéma, six de La fémis et six de Louis-Lumière, à séjourner à Bydgoszcz. Deux d’entre eux se sont entretenus avec Sean Bobbitt, BSC, à propos de son travail sur 12 Years a Slave, de Steve McQueen.

Nous avons rencontré Sean à l’hôtel Holiday Inn où il logeait avec les autres chefs opérateurs présents au festival Plus Camerimage. Il a eu la gentillesse de nous recevoir malgré son emploi du temps très chargé. Entre sa participation en tant que membre du jury de la compétition des films polonais et la conférence qu’il a donnée sur la pellicule avec Bruno Delbonnel, il a organisé un incroyable workshop sur la caméra épaule avec démonstration à l’appui. Il a par ailleurs présenté le dernier film de Steve McQueen en compétition, 12 Years a Slave.

Comment la rencontre avec Steve McQueen a transformé votre carrière de chef opérateur ?

Sean Bobbit : Je pense que tout chef opérateur est à la recherche d’une véritable collaboration avec un réalisateur. Je travaille avec Steve depuis 13 ans maintenant. Nous nous sommes rencontrés juste après la sortie du film Wonderland de Michael Winterbottom en 1999. La femme de Steve avait adoré le film et lui avait conseillé de me rencontrer. Wonderland a été tourné dans un style très documentaire et c’est la raison principale pour laquelle j’ai été engagé comme chef opérateur sur ce tournage : à l’époque je travaillais essentiellement comme cameraman de documentaires et de reportages.
Donc j’ai rencontré Steve et nous nous sommes bien entendus. J’ai travaillé avec lui sur quelques installations tout en conservant mon activité de chef opérateur sur des longs métrages et des téléfilms. A l’époque, je ne connaissais absolument rien à l’art vidéo et surtout je ne m’étais jamais imaginé que Steve deviendrait réalisateur de longs métrages un jour. Mais Channel 4 a eu l’idée de donner à quelques artistes contemporains une somme d’un million de livres pour qu’ils réalisent un long métrage. Steve était l’un d’eux.
Bien que c’était ses premiers pas en tant que réalisateur, Steve avait une idée incroyablement précise de ce qu’il voulait obtenir pour Hunger et il apprenait très vite car il avait vu quasiment tous les films qui existent ! Notre collaboration a été incroyablement libératrice, il n’avait aucune idée préconçue sur la façon de réaliser un film et innovait en permanence.

12 Years a Slave est votre dernière collaboration avec lui et surement la plus ambitieuse. Après deux collaborations (Hunger, Shame) comment travaillez-vous ensemble, quel est l’emploi du temps typique d’une journée de tournage ?

SB : Nous arrivons tôt le matin sur le plateau avec les acteurs et Steve répète avec eux. Une fois qu’il est satisfait, il m’invite à regarder l’action. Nous discutons rapidement du découpage et parfois cela induit des changements dans le déplacement des acteurs. Puis toute l’équipe vient sur le plateau et regarde une nouvelle répétition qui inclut ces changements. Steve regarde au viseur de champ les différents plans et je lui montre les positions de caméra que j’envisage. Les acteurs sont ensuite envoyés au HMC, un temps que j’utilise pour finir la lumière – tout le plateau a déjà été prelighté – et préparer avec mon équipe la machinerie nécessaire à la séquence à venir. Dès que les acteurs reviennent nous tournons.

Donc vous n’avez pas de découpage en amont ? Comment faites-vous pour anticiper les besoins techniques ?

SB : Nous n’avons jamais de découpage préconçu mais nous discutons beaucoup pendant la préparation et les repérages techniques. Pour certaines séquences, nous avons une idée plus précise de la manière de filmer, comme par exemple la séquence de la vente d’esclaves dans 12 Years a Slave : le personnage joué par Paul Giamatti est juste un vendeur, donc nous voulions que la séquence soit conçue comme une publicité. La fluidité du Steadicam était presque une évidence.
A l’inverse, le dernier plan de la séquence où Salomon quitte la plantation a été trouvé à la dernière minute. Nous avons vu pendant la répétition que ce serait très fort d’avoir Salomon à l’avant-plan dans la carriole et Patsey à l’arrière-plan qui s’évanouit. J’ai donc demandé au chef machiniste de construire une accroche caméra pour la carriole pendant que nous tournions les plans précédents.

Il faut toujours avoir une ou deux scènes d’avance dans sa tête pour pouvoir anticiper car nous tournons tellement de plans par jour qu’on ne peut pas se permettre de se faire attendre. Par exemple dans The Place Beyond the Pines (Derek Cianfrance), nous avions un très gros rythme de tournage, nous tournions en moyenne trente plans par jour et c’est le rythme que j’essaye de conserver sur tous les tournages que je fais. Sur un film d’époque comme 12 Years a Slave, c’est un peu plus lent car il y a beaucoup de travail de décoration et de costumes. Nous tournions en moyenne dix-sept plans par jour. Sur Old Boy [le dernier film de Spike Lee, bientôt à l’affiche], nous avons fait une journée à cent vingt plans ! Mais c’était un décor unique, un acteur unique et une lumière unique. Je garde un mauvais souvenir de cette journée, je ne recommande ça à personne.
Vous savez, dans l’industrie hollywoodienne, vous devez être efficace. Les producteurs conservent des statistiques sur les chefs opérateurs, combien de plans ils peuvent tourner par jour, l’heure à laquelle ils commencent à tourner le premier plan, etc. C’est pour ça que je suis vraiment content quand je peux dire « Caméra prête ! » tandis que le premier assistant réalisation attend encore les acteurs ! (Rires)
L’anticipation est telle que parfois tu demandes au chef machiniste de construire une de ces incroyables installations et quand tu commences à tourner le plan, tu te rends compte que cela n’est pas si judicieux. Il doit alors tout défaire. J’essaye d’éviter cela car il s’agit du travail des gens mais dans le cinéma il faut être flexible. C’est la manière dont nous travaillons avec Steve.

Dans ce plan de travail si serré, comment faites vous pour que la lumière soit toujours prête à temps ?

SB : Sur 12 Years a Slave, nous avons eu cinq semaines de préparation, ce qui est vraiment le minimum pour un film d’époque. Environ trois semaines avant le tournage, nous avons fait des repérages techniques avec les chefs de poste. Nous avons discuté d’une première idée de lumière pour chaque scène afin que les espaces puissent être prélighter en amont. Je fais de " la lumière générale " : j’éclaire tout le plateau afin que les acteurs et la caméra puissent être libres dans les décors. J’essaye de pouvoir tourner à 360°, ce qui revient simplement à faire venir la lumière des fenêtres, du plafond et des lampes de jeu. J’essaye toujours de simplifier au maximum mes installations.
Le métier de chef opérateur consiste souvent à résoudre des problèmes mais parfois vous n’avez pas le temps d’être subtile et il faut tourner coûte que coûte. C’est en ça que les DI (Digital Intermediate, pour rendre possible un étalonnage numérique quand on tourne en pellicule) m’aident beaucoup. La condition pour tourner trente plans par jour c’est qu’il faut faire des compromis et les DI permettent ces compromis. Si vous voulez une ombre sur un mur au dernier moment, vous pouvez le faire en cinq minutes sur un ordinateur ou prendre trente minutes sur le plateau. Le choix est vite fait !

En quoi votre expérience sur les documentaires vous a aidé dans votre métier de chef opérateur ?

SB : Les documentaires sont un excellent entrainement pour qui veut travailler sur des longs métrages. Cette expérience aide à lire très rapidement la lumière, à travailler avec elle dans des situations où on ne peut pas la contrôler.
Mais la plus grande leçon du documentaire c’est le découpage. Comment filmer une séquence, comment lire une action et la retranscrire immédiatement par une série de plans utilisables en montage. Cela aide à cibler ce qui est réellement important dans une séquence et trouver le meilleur moyen pour le filmer. Les longs métrages se situent à une échelle différente, vous devez toujours travailler dans un temps donné mais vous avez plus de personnes pour vous aider dans votre entreprise. Parfois il faut aussi travailler très vite en fiction, surtout quand on commence une séquence à 20 minutes de la fin de journée ! (Rires)

Durant le workshop sur la caméra épaule, vous nous avez montré trois sublimes plans séquences : la séquence de bagarre dans la prison de Hunger, une séquence finale de Shame où Fassbender découvre que sa sœur a tenté de se suicider et le plan d’ouverture de The Place Beyond the Pines. Ces plans ont tous la particularité de contenir " un découpage interne ", comme si le montage était contenu dans le plan séquence. Comment construisez-vous ces plans séquences avec les différents réalisateurs ?

SB : Chacun à une manière différente de travailler. Ce que je vous disais tout à l’heure concernant le découpage est valable aussi pour les plans séquences. Je regarde une répétition, je fais une proposition au réalisateur et j’essaye surtout de ne pas influencer le mouvement des acteurs.
Une autre chose importante quand on pense un plan séquence, c’est de tenir compte des effets spéciaux. Par exemple dans 12 Years a Slave, quand Patsey se fait fouetter par Salomon et Epps, nous ne pouvions pas maquiller son dos où lui mettre une prothèse pour faire apparaître les blessures car cela aurait été trop dangereux. Donc le fouet frappe seulement à trois ou quatre pieds de son dos et le reste a été fait en FX : les entailles dans son dos, le sang qui gicle et même la longueur du fouet à été rallongée numériquement. Avec ces données, je ne pouvais pas me placer n’importe où, il ne fallait pas que le spectateur puisse se rendre compte que la distance du fouet au dos avait été trichée. Je devais être soit sur le visage de Patsey avec Salomon en arrière-plan qui la fouette, soit de son côté à lui avec le dos de Patsey en arrière-plan. Il m’était impossible de faire un plan large de profil, sinon la triche aurait été révélée.

Comment éclairez-vous les plans séquences ? Faites-vous des changements de lumière ou de diaph au cours de plans si longs ?

SB : Non, je n’aime pas trop ça. Par exemple, pour la séquence de la vente des esclaves dans 12 Years a Slave, nous avons tourné dans un musée. On ne pouvait pas construire de grill ou repeindre les murs, il fallait que le lieu reste intact. Je pouvait seulement faire venir la lumière des fenêtres donc j’ai mis huit 6 kW à travers un " full grid cloth " sur les fenêtres et rien de plus. En même temps nous avions choisi ce décor en connaissance des contraintes. La couleur au mur nous convenait et surtout c’était l’espace parfait pour le Steadicam. Une fois que j’ai éclairé ce décor, plus rien n’a bougé.

Mais comment avez-vous fait pour gérer le contraste sur une telle séquence, avec les sources de lumière (les fenêtres) dans le champ ?

SB : C’est pour ça que je tourne toujours en pellicule ! Elle a une dynamique incroyable !

Vous tournez quasiment tous les films en Scope mais vous n’avez jamais utilisé d’optiques anamorphiques. Pourquoi ?

SB : Les producteurs ne me laissent jamais tourner en anamorphique ! Si ça ne tenait qu’à moi je n’aurais jamais tourné en sphérique ! Mais tout est une question de compromis. Je veux tourner en pellicule, je veux tourner dans un format large donc le 2 perf est le meilleur compromis quand il n’y a pas beaucoup de budget. Les optiques sphériques sont bien moins chères que les anamorphiques et en 2 perf ont économise la pellicule. Ce n’est pas que j’adore le Techniscope (2 perf) mais c’est la condition pour que je puisse tourner en pellicule.

Comment travaillez-vous la lumière naturelle ? Par exemple, dans 12 Years a Slave, il y a de très belle séquences dans un champ de coton. Comment vous y êtes vous pris ?

SB : Tourner en extérieur est toujours un challenge surtout quand vous êtes en Louisiane et que c’est l’été. Le soleil monte très vite dans le ciel, il y reste pour toute la journée et il disparaît aussi vite qu’il est apparu. Donc, pour la majeure partie de la journée la lumière n’est pas bonne et tu dois négocier avec le premier assistant réalisateur pour organiser le plan de travail en fonction afin de tourner les intérieurs aux heures les plus dures de la journée.
Pour les champs de coton, nous voulions sentir la chaleur harassante et la dureté de la lumière donc nous avons tourner en plein milieu de la journée quand le soleil est juste au dessus de nos têtes. Mais j’ai eu de la chance car le visage des acteurs était protégés par de larges chapeaux qui m’évitaient d’avoir c’est horribles ombres de milieu de journée (les yeux dans le noir, le front et le nez brillants). Donc nous avons gardés ces ombres très dures sur les champs mais il y a avait une lumière douce sur leurs visages que j’ai rehaussée avec des toiles de spi.
Un autre exemple est la scène avec Brad Pitt où ils construisent un kiosque et discutent longuement des conditions de libération de Salomon. J’ai demandé au chef décorateur de placer ce kiosque à côté d’un grand arbre afin que l’action soit à l’ombre quasiment toute la journée. Et quand il n’est plus à l’ombre, nous l’avons orienté afin que le soleil passe en contre et n’atteigne pas les visages. Je ne savais pas quels axes caméras nous allions utiliser mais j’ai pu les deviner car il y a avait une grosse route juste derrière nous ! (Rires)

Lors du workshop caméra épaule, vous nous avez dit que vous puisiez votre inspiration des décors réels dans lesquels vous tourniez, que les contraintes devenaient sources d’idées ? Comment cela se passe quand vous travaillez en studio ? Y avait-il beaucoup de studio sur 12 Years a Slave  ?

SB : Ce film a été tourné quasiment dans des décors réels. Il y a probablement moins de 10 % du film en studio. En fait, il n’y a que la séquence du bateau au début du film qui a été tournée en studio. Le chef décorateur a retrouvé les plans originaux d’un bateau d’époque et l’a reconstruit à l’identique en studio. Le seul ajustement que je lui ai demandé c’était d’agrandir la grille de ventilation qui séparait le pont de la cale où étaient enfermés les esclaves. C’était leur seule source de lumière, ils vivaient dans une obscurité permanente. Pour les scènes de nuit, j’ai dû tricher en leur donnant des bougies. Mais le bateau était une source d’inspiration au même titre que les autres décors car c’était l’exacte copie d’un original. Pour des raisons de sécurité nous avons dû rendre un mur amovible, car à l’origine il n’y avait qu’une seule sortie mais les bougies et le bois ne font pas bon ménage !
Dans ce décor, comme sur les autres tournages que j’ai fait avec Steve, nous construisons toujours les quatre murs et le plafond. Nous voulons pouvoir tourner à 360°. Pour Hunger, nous voulions tourner dans la véritable prison où se sont déroulés les évènements qu’on filme mais c’était impossible pour des raisons politiques. Nous avons donc reconstruit une partie de la prison en studio mais c’était vraiment une copie identique. Les cellules étaient vraiment étroites, on ne pouvait pas tricher les positions caméras et je pense que ça aide toute l’équipe et les acteurs à recréer cette sensation d’enfermement si forte dans le film.

(Propos recueillis en novembre 2013 par Noé Bach et Eva Sehet, étudiants au département Image de La fémis)

  • Cet article est également à lire, en anglais, sur le site Internet de Film and Digital Times.

En vignette de cet article, Sean Bobbitt - Photo Noé Bach)