Le directeur de la photographie Yves Cape, AFC, SBC, parle de son travail sur "Chronic", de Michel Franco

par Yves Cape

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Yves Cape, AFC, SBC, s’est fait connaître comme directeur de la photographie en signant l’image de L’Humanité, réalisé par Bruno Dumont. Il a ensuite accompagné le réalisateur jusqu’à Hors Satan. Il a aussi collaboré avec Claire Denis, Martin Provost, Cédric Khan, Guillaume Nicloux et a éclairé le dernier film de Patrice Chéreau, Persécution(BB)
Michel Franco et Yves Cape sur le tournage de "Chronic" - DR
Michel Franco et Yves Cape sur le tournage de "Chronic"
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Después de Lucia, du Mexicain Michel Franco, a remporté le prix Un certain regard en 2012. Tim Roth, président du jury de cette section parallèle cannoise, a qualifié ce film de chef d’œuvre puissant. C’était une belle rencontre entre le réalisateur et Tim Roth… Trois ans plus tard, Michel Franco revient sur la Croisette en sélection officielle avec son 4e film, Chronic, dont l’interprète principal n’est autre que…Tim Roth. (BB)

Tim Roth interprète un infirmier qui assiste des patients en phase terminale. L’homme s’immisce inévitablement dans la vie de chacun d’entre eux et des liens affectifs se créent. Ces rapports intimes vont l’inciter à se rapprocher de sa propre famille dont il s’est tenu éloigné.
Avec Tim Roth, Robin Bartlett, Sarah Sutherland, David Dastmalchian

Tim Roth et Michel Franco - DR
Tim Roth et Michel Franco
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As-tu rencontré Michel Franco sur la Croisette, comme Tim Roth ?

Yves Cape : [Rires…] Non, pas du tout, il m’a appelé directement pour me proposer Chronic. Il avait aimé mon travail sur les films de Bruno Dumont et sur White Material, de Claire Denis. J’avais beaucoup apprécié Después de Lucia, un très beau film avec une mise en scène très originale. Il a été tourné au Canon 5D, et au niveau du cadre la caméra ne fait ni pano ni tilt !

Il voulait renouveler ce parti pris pour Chronic  ?

YC : Nous nous sommes autorisés les pano, les tilts, du Steadicam et même des travellings ! Mais le découpage reste très simple, chaque séquence est un plan.

Ce ne sont pourtant pas des plans-séquences…

YC : Non, l’idée était de prendre son temps et de trouver le bon plan, celui qui raconterait le mieux la scène, on ne changeait de plan que quand cela était absolument nécessaire.

Le monteur était présent sur le plateau, peux-tu nous expliquer comment Michel Franco tourne et monte en même temps ?

YC : Avant de commencer à tourner, le montage était constitué de panneaux noirs portant le numéro de la séquence et son descriptif. Au fur et à mesure du tournage, le monteur, qui n’était jamais loin du plateau, insérait les plans qu’on venait de tourner à la place des cartons noirs dans son montage. L’installation était très simple : un Mac Book, une enceinte améliorée et un disque dur.
Michel faisait des aller-retour entre le montage et le tournage et il lui arrivait parfois de décider de refaire une séquence, de modifier le scénario ou l’enchaînement des séquences, de supprimer ou de rajouter une séquence parce que finalement il avait ce qu’il voulait dans celle qu’on venait de tourner. Il était directement réactif à ce qu’il voyait du montage.

Comment avez-vous procédé pour les rushes ?

YC : Nous avons fait un double enregistrement pour ne pas avoir le temps du moulinage des machines. L’un se faisait en QuickTime Low Res, sur un enregistreur Pix 240 attaché à la caméra. Dès que le plan était tourné, la carte allait au montage. L’autre se faisait directement dans la caméra, et quand le "back up" était fait, ces rushes étaient étalonnés sur le plateau par le DIT. Au fur et à mesure de son avancée, ces rushes remplaçaient les QuickTime du montage par une simple confo.

Cela devait être déroutant ces changements sur les séquences, ou les plans à tourner… Le plan de travail a dû évoluer énormément ?

YC : À la fin de nos deux semaines de préparation, Michel m’a demandé quel était pour moi le plus grand danger de notre tournage. Je lui ai répondu que c’était de ne pas suivre le scénario, parce que celui-ci était magnifique, le sujet, mais aussi sa construction. Au bout d’une journée de travail Michel changeait tout ! La construction, la narration, tout était totalement bouleversé !
J’étais évidement très dérouté. J’avais peur : avions-nous le recul nécessaire pour tous ces changements ? Mais Michel, par sa rapidité, sa créativité et par la totale confiance qu’il avait en moi, m’a rassuré et c’est la première fois que j’ai été mis au cœur du procédé à ce point. Je suis devenu membre de ce que j’ai appelé le « Mexican Lab », la cellule que Michel et son producteur, Gabriel Ripstein, avaient mise en place et qui constamment questionnait la matière et l’enchaînement des séquences. Du coup, c’est devenu très excitant !
On tournait cinq jours par semaine, le samedi était off, et le dimanche j’allais chez lui et on passait la journée ensemble. Il me montrait le montage, on en discutait, il faisait des modifications et, en fonction de ça, on réadaptait le plan de travail pour la semaine. Michel n’a pas peur des rushes, pas peur de montrer un bout de montage à d’autres personnes, il invitait des gens le week-end, il leur demandait leur avis.

Tu as écrit, pour la SBC, que tu t’es laissé aller le plus loin possible dans un naturalisme absolu. Que voulais-tu dire ?

YC : Il y a deux ans, sur Vie sauvage, un film fait "sans lumière", je me suis retrouvé avec Cédric Khan dans une voiture et il m’a dit que les rushes qu’il avait vus la veille étaient magnifiques, puis il a enchaîné « ça ne t’emmerde pas que ce soit si beau et que tu n’aies rien fait ? ». Personnellement, je considère que maîtriser le soleil, et donc la lumière naturelle, c’est aussi faire de la lumière.
Maintenant que ma confiance dans le numérique est un peu plus affirmée, je me rends compte que je peux vraiment éclairer très peu et avoir le résultat que je recherche.

Pour Chronic, une lumière très réaliste s’imposait. Avec les possibilités techniques actuelles, je pouvais me contenter de tourner sans rien rajouter, de jour comme de nuit. La question à ce moment-là a été : est-ce que ça nous plaît, et est-ce qu’on estime que c’est adapté à la scène ?
Si oui, très bien, moteur ! Si non, plutôt que de rajouter des projecteurs, je préfère jouer avec ce que j’ai, le soleil, les lampes de jeu, des draps blancs ou noirs, des diffusions sur les fenêtres et, en dernière solution, du matériel très léger. Ce principe ne fonctionne évidemment que si le réalisateur est d’accord de pour jouer le jeu avec moi, le plan de travail et le découpage doivent suivre, mais l’avantage est la liberté et la légèreté qu’il en retirera pour sa mise en scène.

Mais tu as quand même utilisé des projecteurs ?

YC : Je travaille d’habitude avec les Lucioles pour les séquences de nuit, la production en avait loué chez TSF. Ça n‘existe pas aux US, c’est trop petit pour eux (Rires…). Je pensais les utiliser pour les intérieurs nuit, et finalement je ne les ai pas employées.
Par contre, j’ai utilisé les LEDs LiteGear. C’est une société créée par des chefs électriciens qui fabriquent des LEDs depuis longtemps. Ils ont sorti un produit, le LiteMate, fabriqué avec ces LEDs. C’est à peu près la même puissance qu’un Kino Flo et c’est beaucoup plus léger et beaucoup moins encombrant. On peut aussi bien le mettre sur pied que le faire tenir sur une fenêtre avec du Velcro ou du gaffer. Mon chef électro avait une bijoute très fournie en LEDs LiteGear et il a fabriqué des panneaux bicolores (5 500 / 3 200 K) identiques à la série de panneaux LiteMate et, à ma demande, des guirlandes à base de LEDs bicolores.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photogrammes issus de Chronic.