"Le film a perdu de son aura" : Stéphane Auclaire, distributeur indépendant

Par Aurélien Ferenczi

La Lettre AFC n°249

Télérama, 10 décembre 2014
Sur les films qui se cassent la figure (suite), deux ou trois (autres) idées d’un acteur du secteur. Entre l’offre trop abondante et la segmentation du public, défendre des films non formatés est chaque jour plus compliqué.

UFO distribution est une petite société créée en 2009, qui a sorti environ vingt-cinq films, avec des fortunes diverses (plus gros succès, Huit fois debout, de Xabi Molia, en 2010, 100 000 entrées). Rappelons que le distributeur est celui qui achète au producteur (ou à son représentant, le vendeur) les droits d’un film, français ou étranger, pour le sortir en salles (éventuellement aussi en DVD, VOD ou pour le vendre aux télés). Il a pour mission de le faire connaître (promotion via affiches, bande-annonce, etc.) et de le programmer au meilleur moment dans les salles adéquates… Dans le secteur du cinéma d’auteur, c’est le maillon le plus exposé à la chute des entrées et à la frilosité des diffuseurs. On avait quitté l’un des patrons d’UFO, Stéphane Auclaire, au Festival de Cannes 2014, heureux d’avoir acquis le droit de distribuer The Tribe. Six mois (et 15 000 entrées) plus tard, il est aux premières loges pour analyser les mutations de comportement des spectateurs et leur impact sur l’économie du cinéma…

Comment s’en sort-on aujourd’hui quand on est distributeur indépendant ?
On ne s’en sort pas. On cherche la formule, mais la méthode n’a pas changé : il faudrait au moins un vrai succès tous les six ou huit films. On fait le compte des aides, tant au niveau national qu’européen : certaines sont automatiques, à l’image du fonds de soutien distributeur, calculé selon les entrées des films. De l’argent auquel on ne peut toucher qu’en le réinvestissant sur un prochain titre… Il y a deux aides sélectives : celle du CNC, qui aide la plupart des distributeurs indépendants sur la foi de leur programme de sorties, et celle, parfois conséquente, de l’Union européenne, qui aide à la circulation des films européens à travers le continent, selon des critères statistiques liés aux pays de production. C’est pour cela que vous voyez de plus en plus de films européens, chaque semaine, sur les écrans. Mais celle-là, on ne l’a jamais eue ! Il y a aussi, pour les films français, l’aide de Canal+ : elle contrebalance en quelque sorte le fait que nous n’ayons que les droits salles, puisque les ventes télé ont servi à financer le film… La distribution est un secteur qui est légitimement aidé, puisqu’il garantit une vraie diversité culturelle.

Quel est votre bilan 2014 ?
Il est déficitaire ! On a sorti quatre films, dont une vraie catastrophe en termes d’entrées : le film allemand Aux mains des hommes. Dessus, on ne perd " que " 20 000 à 25 000 euros parce que, justement, on avait mobilisé notre fonds de soutien pour l’acheter et le sortir… Heureusement, on commence à sentir un petit " effet catalogue " : des ventes télé de nos titres des années passées. Des petites sommes, entre 10 000 et 20 000 euros, mais appréciables… La réédition de La Trilogie Bill Douglas, le programme de trois films autobiographiques de ce cinéaste anglais disparu en 1991, est contre toute attente une bonne affaire : Arte vient de nous acheter les films… Il faut être clair : sans les aides, ce n’est viable ni pour nous, ni pour les deux tiers de nos confrères. Grâce à elles, on parvient péniblement à gagner notre vie : dans la société, on est quatre permanents, moi compris, on coûte 15 000 euros par mois, loyer inclus. Et on ne voit pas comment on peut se développer : les aides vont plutôt en diminuant, les entrées sont de plus en plus aléatoires – tel film qu’on voyait à 100 000 entrées finalement en fera la moitié –, les ventes aux télés s’effondrent…

La vente des films aux chaînes de télévision, surtout Canal +, c’est de ça que vivaient principalement les distributeurs indépendants ?
Oui, un résultat salles convenable apporte un peu d’argent, mais la plupart du temps la vente télé est ce qui permet de faire sa marge. Si elle saute, l’économie des films de la diversité devient très fragile.

Pourquoi les chaînes n’achètent-elles plus ?
Parce que l’offre est trop abondante, et qu’elle est jugée moins attractive qu’avant. Il y a trop de films, et les chaînes préfèrent investir sur d’autres programmes, des séries par exemple. Nos interlocuteurs sont cinéphiles, mais on sent que le système est fatigué du cinéma, que les chaînes cherchent plutôt à s’en désengager. Dommage collatéral de la politique des quotas, elles ont du mal à acheter des films extra-européens. En salles, vous aurez de moins en moins de films indépendants américains. Ce n’est pourtant pas la cinématographie la moins excitante… Mais même Canal+ n’a plus de cases pour les diffuser.

Cela ne touche donc pas que le cinéma d’auteur " pointu " ?
Mais quelle est l’économie d’un film américain intermédiaire ? Prenez Secret d’Etat, de Michael Cuesta, sorti il y a quinze jours : il va faire 170 000 entrées, donc générer moins de 400 000 euros de recettes distributeur. Il n’est pas certain qu’elles couvrent les frais de sortie. Combien le distributeur avait-il payé le film ? Est-ce qu’il le vendra à Canal+ ? Sur la longueur, il s’en sortira peut-être avec le DVD, les ventes aux câbles. Mais l’investissement est important. Dépenser un million d’euros pour risquer d’en perdre 800 000, qui a envie de ça ? Même sur des sorties réduites où le risque peut paraître mesuré… c’est là qu’il est souvent le plus compliqué de s’en sortir. Il y a trois ans, nous avons sorti un petit film, Bellflower, qui s’est fait remarquer et a plutôt été considéré comme un petit succès. A ce jour, son exploitation reste déficitaire…

En salles, les entrées se concentrent sur moins de films. Comment l’expliquez-vous ?
La surabondance de l’offre a lassé le public. Elle le pousse vers des films qui sont des " valeurs refuges ". Je ne sais pas si Mommy aurait fait un million d’entrées il y a quelques années. Son succès est aussi le signe de l’incroyable polarisation du marché vers une poignée de films. Un exemple, certes extrême, que j’ai observé récemment : à Troyes, dans l’unique cinéma de la ville, un multiplexe de 10 écrans, le mercredi 19 novembre, 1 600 personnes vont au cinéma. 950 vont voir Hunger Games, qui sort ce jour-là. Le film suivant, hors films d’animations, totalise 70 entrées, c’est Le Labyrinthe, en continuation. Et on chute : 30, 20 entrées pour les autres… C’est pareil dans le cinéma d’auteur : le jour de la sortie de Mr. Turner, il rassemble cinq fois plus de spectateurs que le film d’auteur suivant, pourtant celui de Laurent Cantet. Ces écarts sont nouveaux.