Le jeune Will Smith est arrivé

Par Christian Guillon, Les Tontons Truqueurs
Je veux remercier ici l’AFC pour nous accepter en son sein, comme membre associé. C’est un honneur et un plaisir. Merci pour cet ultime adoubement à Eric Guichard, Vincent Jeannot et Jean-Noël Ferragut, de vieux camarades de cinéma. Et merci à tous. Je ne m’étais pas manifesté depuis que j’ai quitté l’Agence de Doublures Numériques (ADN) en 2014, je vous dois peut-être la suite de l’histoire.

Lorsque j’ai créé ADN en 2008, mon projet n’était pas seulement de fabriquer des personnages de synthèse ressemblants et réalistes mais aussi de construire autour de cette technologie un cadre juridique, pour en organiser les bons usages. Paradoxalement, la nécessité de régulation morale et juridique n’était apparue à personne, alors que le rejet du concept était fort. La démonstration technique était en passe d’être faite, et le jeu vidéo en était friand, mais au cinéma, le "marché des doubles numériques" n’était pas mûr et nous faisions un peu peur. Je n’ai pas eu la patience d’attendre : j’ai vendu ma part d’ADN !

Et voilà qu’aujourd’hui le jeune Will Smith numérique arrive sur les écrans [Dans Gemini Man, de Ang Lee, NDLR].
Les tentatives qui se succèdent sont plus ou moins réussies mais l’émergence de l’acteur virtuel devient une évidence. Certaines prochaines productions US devraient bientôt le faire définitivement entrer dans les mœurs. Le rajeunissement des comédiens était la moins choquante des applications de cette technologie que nous voulions encadrer il y a dix ans. Cascades impossibles, chimères, vieillissement, échanges de visages, acteurs décédés ressuscités, etc., ces possibilités qui effrayaient seront désormais très bientôt banalisés.
Et puis, ces derniers temps, les "deep fake", ces mauvaises actions de faux imageurs comme moi (mais mal intentionnés, eux), s’invitent sur les réseaux sociaux et relancent l’effroi collectif.


En réaction, des voix brandissent à nouveau haut et fort le concept de "vérité de l’image", comme un paradigme perdu. Faut-il battre sa coulpe et mettre un policier derrière chaque infographiste ou déminer le paysage et montrer que ce petit souffle d’explosion n’est que le vent de l’histoire ?
Il y a quarante ans, lorsque sont apparues les images de synthèse et que les caciques de la "réalité de l’image" nous accusaient de la mort prochaine du cinéma, nous étions quelques-uns à dire : « Il va vraiment falloir se résoudre à ne plus se fier aux images ». Nous disions que l’image n’a jamais été « vraie », a toujours été manipulée. Nous disions que les images ne sont que le reflet d’un imaginaire. Nous disions que « toute image dépend de celui qui la regarde ».

Est-il vraiment utile de réactiver ce vieux débat sur les outils et leur usage, de rabâcher la vieille histoire de la carte et du territoire ?
Je ne crois pas, car le message est passé.
Les images de synthèse ont, depuis, envahit le monde, et le cinéma n’est pas mort.
Les "fakes news" n’ont pas été inventées par le numérique, la manipulation des masses non plus.

A maintes reprises dans l’histoire, des foules entières ont adhéré aux pires inepties : elles n’ont pas eu besoin pour cela d’images truquées de leaders politiques, à qui une petite équipe de hackers facétieux aurait fait dire n’importe quoi.

Tout le monde sait aujourd’hui que la seule information sur le réel que porte une image est la métadonnée ou le commentaire associé. Tout le monde le sait, même si cela nous demande à tous un très gros effort, tant nous sommes conditionnés et entraînés à la crédulité. Il est certes difficile, au quotidien, de lutter contre notre propre aptitude à avoir foi en l’image.
Mais nous savons. Et d’une certaine façon, les petits voyous du web nous rendent un grand service, en nous obligeant cette fois pour de bon à devenir désormais de vrais agnostiques de l’image.

Peut-être y a-t-il, dans cette méfiance à l’égard de toute nouvelle forme de représentation humaine, dans cette tentation d’une forme moderne d’iconoclastie, quelque chose de profondément archaïque, de l’ordre de la crainte de perte d’identité. Cette résistance participe sans doute d’un mouvement bien plus large, de cette angoisse maline qui traverse notre société liée à la perte d’identité sous toutes ses formes, sexuelle, nationale, sociale.
Les évolutions, les révolutions, technologiques ou pas, ne sont en général ni bonnes ni mauvaises, elles sont simplement propres à l’espèce humaine.
Mais elles peuvent s’accompagner, se réfléchir, se civiliser.

Nos enfants savent déjà décoder les discours et les messages contenus dans les images. Ils truquent déjà depuis longtemps eux-mêmes les images.
Rien de tel que la connaissance intime de la manipulation pour déminer la manipulation.

Le gros du travail est fait, il nous reste juste la petite tâche, pour chaque innovation, d’en formuler les bonnes pratiques, comme ont été inventés le droit à l’image, le droit voisin ou le droit du travail, et d’autres fondements de la vie en société.

Avoir peur du double numérique, c’est comme avoir peur de son ombre.
Mais c’est vrai que parfois notre ombre nous surprend.

PS : Si je suis heureux d’être à nouveau parmi vous, avec Les Tontons Truqueurs, c’est aussi parce que c’est encore une aventure à partager avec vous : l’arrivée du temps réel dans le paysage des VFX. J’en détaillerai les conditions, les contraintes et les avantages peut-être une autre fois.