Le numérique n’est plus le "parent pauvre" du cinéma

Des propos de Newton Thomas "Tom" Sigel, ASC

Dans une série de onze entretiens recueillis à Plus Camerimage 2011 par la journaliste britannique Madelyn Most, des directeurs de la photographie font part de leurs réactions concernant l’impact des technologies numériques sur leurs responsabilités et leur travail au quotidien.
Nous publions ici la traduction en français des propos du DP américain Tom Sigel, ASC.

Sur la question du numérique, il y a deux aspects principaux à considérer pour les cinéastes.

Le premier est de savoir comment l’évolution de la technologie numérique impacte l’esthétique du cinéma, le second est la façon dont cette évolution affecte notre rôle dans le processus cinématographique.

Sur le front de l’esthétique, je pense que nous pouvons maintenant proclamer que la capture numérique n’est plus la " belle-fille " pauvre du cinéma. La génération récente de caméras numériques a autant de dynamique et d’espace colorimétrique que le film avec très peu de grain (ou, en termes vidéo, de bruit). Chaque camera numérique a sa propre palette, un peu comme chaque émulsion. Maintenant que les nouvelles émulsions film ont elles aussi des grains si incroyablement fins, il est souvent presque impossible de dire si un film a été capté sur pellicule ou avec une camera numérique.

Pour compliquer les choses encore plus, presque tous les films sont maintenant terminés en numérique, et pourquoi pas ? Les outils disponibles dans la salle d’étalonnage numérique égalisent le terrain de jeu encore plus. Bientôt, aux États-Unis, les films ne seront plus projetés qu’en numérique. Il n’y a pas si longtemps, le chef opérateur était une force dominante sur le tournage. Le procédé photographique était mystérieux et magique. Le directeur de la photographie était souvent le seul qui savait vraiment ce à quoi le film allait ressembler. En outre, son travail ne pouvait être modifié que de façon minimale : bleu, vert, rouge, plus dense ou plus clair.

Ces temps sont révolus depuis longtemps. Concernant la HD, tout le monde sur le plateau regarde un moniteur vidéo qui est assez proche de ce qui est capté. Par la suite, dans la salle d’étalonnage, tout le monde a la faculté de venir et faire des changements radicaux – pas uniquement bleu, vert, rouge ou plus clair, mais des changements radicaux sur l’image. Quand vient le temps de mettre la touche finale à un film, il y a ceux qui sont très reconnaissants du rôle du directeur de la photographie et s’attendent à ce que le ou la directrice de la photographie finisse son travail au moyen de l’étalonnage.
Malheureusement, il y a pas mal de gens qui pensent que le directeur de la photo est un casse-pieds et ils seraient ravis de se débarrasser d’elle ou de lui à l’étalonnage. De nos jours, il y a autant de probabilité de trouver dans la salle d’étalonnage numérique un monteur, un producteur exécutif, un conjoint ou un type rencontré au bar la nuit dernière qu’un directeur de la photographie.

Et ce n’est pas fini. Les effets visuels sont devenus monnaie courante dans tous les types de films - pas seulement les gros films " à manger du pop-corn ". Plus les effets visuels deviennent une composante importante d’un film, plus le directeur de la photo partage sa collaboration au " look " du film avec quelqu’un d’autre. Si un créateur de costumes ou un chef décorateur a un impact énorme sur l’esthétique d’un film, c’est en raison de ce qu’ils mettent devant la caméra.

Par ailleurs, un superviseur d’effets visuels manipule, et parfois même conçoit, l’image elle-même. Quand les choses vont bien, cela peut être une merveilleuse collaboration.
Malheureusement, les choses ne se passent pas toujours aussi bien. En règle générale, la majeure partie de ce travail est effectuée alors que le directeur de la photo n’est plus sur le tournage. Notre contrôle de la paternité de l’image s’amenuise.

La captation numérique me permet-elle de mieux dormir la nuit, sachant ce que j’ai ? Bien sûr, il est agréable de ne pas avoir à s’inquiéter d’un rayure négative ou d’un poil dans la fenêtre. Mais il y a un autre avantage à voir ce que vous allez obtenir, cela vous pousse à être plus courageux. Par exemple, vous pouvez tourner une séquence vraiment sombre et regardez l’écran en vous disant oui, c’est parfait, alors qu’en film vous allez peut-être craindre d’aller trop loin et vous allez vous dégonfler. Le numérique nous incite peut-être à prendre plus de risques.

Je trouve que le " workflow " et la méthodologie sur un plateau sont différentes pour chaque film en numérique que j’ai fait. Drive était un film intimiste, focalisé sur les personnages et avec un petit budget. Je voulais être à la caméra et proche des comédiens.
Oui, d’accord, il y avait une " tente noire ", mais seulement pour avoir un moniteur calibré où je pouvais modifier la LUT à l’aide du système TruLite. La plupart du temps, j’étais à la caméra, et j’allais faire une visite à la " tente " pour m’entretenir avec mon technicien de l’image numérique [DIT, pour Digital Imaging Technician] et vérifier le moniteur. Nos changements accompagnaient le négatif numérique sous forme de métadonnées qui allaient au laboratoire avec les rushes et les autres demandes de la production.

Sur Superman Returns, j’ai cadré à de nombreuse reprises à l’intérieur de la tente avec une tête télécommandée. Superman était une énorme production, où la caméra était la plupart du temps sur une grue. Il y avait de nombreux effets visuels, et de ce fait, je pouvais cadrer en regardant un écran 24 " HD – plus précis que n’importe quel viseur optique. Le matériel était envoyé à mon étalonneur qui corrigeait chaque plan sur la base de mes notes et étalonnait des échantillons.
Ce que je veux dire, c’est que chaque production est différente. La chose qui ne change pas, c’est que le réalisateur s’accoutume à ce qu’il voit sur le système Avid. C’est pourquoi les rushes étalonnés sont si importants.

Sur Jack le tueur de géants, nous avons eu la complication supplémentaire de la 3D. Dans ce cas, le " DIT " appliquait non seulement la LUT et l’ajustait, mais il équilibrait également la colorimétrie entre l’œil gauche et l’œil droit. Moi je vérifiais tout en 3D mais cadrais généralement en 2D.

Certaines personnes n’ont pas de " DIT " sur le plateau. Quand Bob Richardson a dû quitter World War Z pour Django Unchained, je suis intervenu pour finir le film.

Ils envoyaient l’image Rec709 de l’Alexa aux moniteurs du plateau tout en tournant en ArriRaw. Les magasins Codex allaient directement dans une caravane sur le tournage où ils avaient construit une salle d’étalonnage numérique. Il y avait un étalonneur professionnel qui étalonnait tous les rushes pendant que deux autres techniciens faisaient du contrôle qualité. Chaque matin, je pouvais aller dans la salle d’étalonnage avec l’étalonneur et je pouvais travailler l’image avant d’aller sur le plateau. C’était une excellente façon de travailler.

Tous les nouveaux outils et les nouvelles technologies sont très excitants pour nous mais ils sont aussi un défi pour le rôle essentiellement artistique du directeur de la photographie. Nous sommes plus vulnérables que jamais.

Ce qui ce serait formidable, ce serait d’avoir le contrôle final de l’image – l’équivalent du " Final Cut " pour le réalisateur –, mais je pense que cela n’arrivera jamais. La plupart des réalisateurs n’ont même pas le " Final Cut " pour leurs films – et c’est une des raisons pour lesquelles il y a tellement de mauvais films. Et les contrats signés entre les studios et les directeurs de la photo ne nous permettent même pas de choisir notre équipe ou notre étalonneur numérique, seulement le droit de " consulter ".
Ainsi, alors que nous continuons à lutter pour l’inviolabilité de notre rôle de créateur, n’ayons pas l’illusion que nous sommes toujours les dieux que nous étions autrefois.

(Merci à Manuela Locko pour cette traduction de l’anglais)