Le pastel du désert

Où le directeur de la photographie Amine Berrada parle de son travail sur "Le Miracle du Saint inconnu", d’Alaa Eddine Aljem

Arrivé en France en 2006 pour étudier le cinéma, Amine Berrada intègre le département Image de La Fémis dont il sort diplômé en 2013. Le jeune directeur de la photographie tourne en 2018 son deuxième long métrage à l’image, Le Miracle du Saint inconnu, réalisé par Alaa Eddine Aljem et en compétition à la Semaine de la critique.

Un voleur roule à toute allure avec son butin, il tombe en panne d’essence au beau milieu du désert. Il enterre son trésor en haut d’une colline sachant qu’il va devoir se rendre à la police.
À sa sortie de prison, il découvre qu’un mausolée s’est construit à l’endroit où est caché son butin, le mausolée du Saint Inconnu. Commence alors une quête pour le récupérer, épaulé par "Le Cerveau", son acolyte de prison.

Premiers contacts
En 2014, un an après mon diplôme en Image à La Fémis, je suis allé un mois à Marrakech pour cadrer La Route du pain, un documentaire réalisé par Hicham Elladdaqi et produit par Alaa Eddine Aljem. Le contact s’était très bien passé entre Alaa et moi et, à l’issue du tournage, il m’avait raconté l’histoire du court métrage qu’il réalisait par la suite et qui avait pour titre Les Poissons du désert. Il s’agissait d’un enfant vivant dans le désert qui rêvait de devenir pêcheur, une fable envoûtante et très visuelle. Je n’ai eu aucun rôle dans la fabrication de ce court métrage mais je me souviens très précisément de l’envie que j’ai eue à ce moment-là de travailler avec Alaa.
Nous ne nous sommes pas parlé pendant quatre ans et un beau jour je reçus un e-mail de la part d’Alaa me disant qu’il préparait le tournage de son premier long métrage et qu’il pensait à moi pour l’image, « une tragi-comédie dans le désert », m’avait-il précisé. La lecture de ses mots m’enchanta. J’étais à moitié surpris car je sentais depuis longtemps qu’on formerait un bon duo. Le scénario m’a énormément plu, et la touche burlesque du film m’a clairement séduit.

Amine Berrada sur le tournage du "Miracle du Saint inconnu"
Amine Berrada sur le tournage du "Miracle du Saint inconnu"

Plans fixes, la question du rythme
Dès le début de nos discussions, Alaa voyait le film en plans fixes. Pour plusieurs raisons. La première était le goût, tout simplement. Alaa adorait Ozu et il se sentait très proche de cette précision du cadre, de cette simplicité apparente à l’image (simplicité qui, comme toujours, n’est qu’apparente). Puis, le fait de n’avoir que des plans fixes servait le ton comique du film en insistant davantage sur la gestuelle des comédiens, à la manière de la grande époque du burlesque. Je pensais aux années 1910-1920 avec les films de Buster Keaton, Charlie Chaplin ou encore Harold Lloyd, pour ne citer qu’eux. Ainsi, le fait de décrire les espaces en plans fixes, et avec le même type de plans mais dans des situations différentes, créait une redondance, une boucle. Forme que le film tient du début à la fin et qui fait même partie de sa structure. La boucle comme structure en somme.

J’ai été enthousiasmé par l’idée du plan fixe que j’ai envisagé moins comme une contrainte que comme le premier grand axe visuel du film. A partir de là découlait directement la question du rythme. Comment rythmer un film construit uniquement en plans fixes ? Comment créer du rythme au sein de plans sans mouvements de caméra ? Premièrement par la mise en scène. Il y avait beaucoup d’actions dans le film et une grande partie de notre travail commun, avec Alaa, a été d’agencer le rythme des comédiens, leurs entrées et sorties, leurs regards, leurs déplacements, leurs silences... La comédie vient surtout du tempo, c’est bien connu, et il fallait être au cordeau. La plupart du temps, cette mise en scène induisait de la profondeur, en tout cas c’était une intuition que j’avais car je trouvais ça dérangeant, voire maladroit, d’avoir des changements de point trop présents, cela manquait de subtilité. Par conséquent, je me suis souvent permis des diaphragmes fermés. De cette manière, je disposais d’une profondeur de champ suffisante pour lire plusieurs actions en même temps dans le plan.

Le risque de trop fermer le diaph était de se retrouver avec une image trop dure, avec des contours trop définis ou l’inverse, une image diffractée et donc molle. J’ai dû pallier au premier cas de figure sur certains plans en jouant sur les textures en postproduction, notamment en adoucissant légèrement certains contours trop nets, avec la collaboration de l’étalonneur du film Laurent Navarri (La Ruche Studio).
L’autre façon que nous avons eu de rythmer a été de ne pas être avare en nombre de plans par séquence, nous avons tout fait au tournage pour ne jamais être "coincés" au montage, quitte à tourner un plan qui nous semblait manquer deux semaines après avoir tourné la scène en question, ce qui a été payant.

Nuit marocaine
Cette idée de profondeur me plaisait et devenait un leitmotiv pour l’image du film. En ce sens, je me suis confronté à une problématique pour laquelle j’ai mis plusieurs jours, voire plusieurs semaines, à trouver la solution ; comment filmer une scène de nuit dans le désert ? Comment y apporter de la profondeur ?
Certaines phases d’observation et de discussions liées au récit ont eu lieu sans lumière artificielle, lampadaire ou lampe torche. Je me posais la question de tourner ces scènes en vraie nuit mais le fait de ne pas avoir de profondeur, ou peu de profondeur, ne me plaisait pas du tout car en effet, même si je disposais d’une bonne poignée de grosses sources pour éclairer plusieurs parties du désert, les arrière-plans auraient eu un aspect trop abstrait, le rendu ne collant pas avec le film.

Même si je n’avais pas encore la méthode pour créer la profondeur dans le désert, la nuit dont je rêvais - avec une ligne d’horizon et des dunes qui se détachent du ciel un peu plus clair - j’en avais parlé à Hoël Sainleger, responsable VFX du film à La Ruche Studio. Il m’avait proposé deux solutions d’incrustations : soit placer un fond vert derrière les personnages, soit jouer sur la luminance et le contraste entre les personnages et le fond noir - remplacé ultérieurement par un horizon de dunes filmé en amont. Théoriquement les deux solutions pouvaient fonctionner mais j’ai vite abandonné l’idée du fond vert car la surface nécessaire aurait été gigantesque et les conditions de tournage étaient trop difficiles, dues notamment aux fortes rafales de vent. En outre il n’était pas question de tourner en studio pour des questions de budget mais aussi, et surtout, pour des questions de plan de travail. J’ai également abandonné la solution de détourage par luminance car les personnages étaient habillés en noir sur fond noir.
Il me restait une solution "miracle", celle de la nuit américaine qui apporterait la touche que je cherchais : une profondeur, les fameuses dunes dans le ciel, mais aussi un caractère magique, un brin d’artificialité qui se marierait parfaitement avec l’aspect conte du film. J’avais choisi de tourner ces scènes avec le soleil pas totalement en contre, mais plutôt à "1 heure" pour que le soleil - au final la lune - dessine la silhouette des personnages. Pour rattraper leur visage j’avais éclairé en latéral avec deux Arri M90 que j’avais diffusés avec du ½ Silent Grid Cloth. J’avais beaucoup filtré à la caméra avec du neutre fort, ainsi qu’un ND dégradé Soft Edge pour baisser le niveau du ciel. Il fallait bien entendu une passe d’étalonnage pour affiner cette nuit américaine, mais la magie s’opérait déjà sur le moniteur, c’était rassurant et excitant.

Pastel du désert
En plus des plans fixes et de la profondeur, le troisième grand axe pour moi a été le côté "pastel" du film. Toutes les discussions avec Alaa m’orientaient vers une image avec beaucoup de délicatesse dans les couleurs et dans les contrastes. Le premier enjeu majeur était le choix, en amont du tournage, de la peinture des murs dans tous les intérieurs et certains extérieurs du film.
Avoir une image douce, c’était aussi éviter des hautes lumières trop éblouissantes dans le désert ou encore des entrées de lumière trop fortes lorsqu’on était en intérieur. Cette recherche s’était aussi manifestée dans la texture de l’image que j’ai cherchée avec la combinaison de l’Arri Alexa XR et les objectifs Celere HS. Pour ces derniers, il s’agissait d’une série récente qui présentait une très belle rondeur dans l’ensemble avec un piqué subtil, net mais pas trop dur. Néanmoins, dans la série que j’ai pu utiliser, le pouvoir de résolution du 35 mm était bien trop inférieur aux autres et j’ai dû le mettre de côté car les images étaient trop "molles". Hormis cette déconvenue, cette série était plus que satisfaisante, notamment par ses flare très diffus.

Fatima Zahra Sabili et Amine Berrada
Fatima Zahra Sabili et Amine Berrada

En conclusion
Du fait de son énergie, de son talent et de son abnégation, Alaa Eddine Aljem nous a fait vivre une très belle aventure dans le désert. C’était drôle, subtil, malicieux, caustique, burlesque et j’en passe. Je lui suis très reconnaissant d’avoir collaboré à ce projet, tourner Le Miracle du Saint inconnu était un pari esthétique et technique. Pari que je pense réussi, notamment grâce à mon équipe qui a été formidable. A la caméra : Fatima Zahra Sabili, Mohammed Barnoussi (ould khalti), Jedjiga Loumi et Yassine Lambarki. A la machinerie Hassan Chrij. A l’électricité Mourad Zahrane, Hamid Jerrar et Abderrahmane Elqobai, aux prestataires qui nous ont suivis Eye-Lite et MMS, ainsi qu’à La Ruche Studio et Laurent Navarri pour l’étalonnage ainsi que pour toute la postproduction image du film.

Dans le portfolio ci-dessous, quelques images du Miracle du Saint inconnu.