Le spleen des invisibles

Par Clarisse Fabre

La Lettre AFC n°234

Le Monde, 11 juillet 2013
C’est un rêve, étrange et mélancolique : dans un atelier de fabrication de décors, situé quelque part en banlieue de Lisbonne, des artisans français entrent par surprise et crient leur colère : « Rendez-nous notre travail ! » Stupéfaits, les peintres, les menuisiers et les serruriers portugais lâchent leurs outils, tapent dans le dos de ces curieux visiteurs et les invitent à prendre un verre. Ne sont-ils pas tous plus ou moins dans la même galère ?

Les Français sont mieux payés que les Portugais mais visiblement cela ne fait pas leur bonheur... Quant aux camarades du sud de l’Europe, durement touchés par la crise, qui irait leur reprocher de prendre le travail qu’on leur donne ? Alors, les Français sont repartis, perplexes, à la recherche de luttes alternatives.

Mais contre qui l’intermittent du spectacle doit-il se battre ? Son employeur ? Ce n’est pas la peine. Demandez à Jean-Philippe Evrard, patron de l’Usine à 5 pattes, à Chelles (Seine-et-Marne), ou à Régis Petitrenaud, de l’atelier Techniscène, à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne), deux sociétés spécialisées dans les décors pour les émissions de télévision. Ils souffrent autant que leurs employés, qu’ils soient permanents ou intermittents, de cette concurrence qui les empêche de se projeter dans l’avenir et de réaliser les investissements nécessaires.

Alors contre qui ? Les prestataires audiovisuels, qui passent directement commande à l’étranger, ou acceptent les yeux fermés des décors sous-traités par des artisans moins scrupuleux, sont dans la ligne de mire. Mais alors il faut jouer fin, si l’on veut continuer à travailler demain...

En tout cas, il fallait alerter le ministre du redressement productif. Et c’est chose faite. Après avoir revêtu le tricot de marin " made in France ", Arnaud Montebourg va-t-il brandir le marteau (révolutionnaire) de tapissier ?

Sous-traitance massive
Certes, il y a peu de chance pour que le ministre soit accueilli devant le portail de l’une de ces entreprises pour une action médiatique. Les ateliers de décors n’ont pas les effectifs suffisants pour mobiliser journalistes et cameramen, et obtenir quelques secondes au journal de 20 heures.
Et c’est bien cela le spleen des techniciens français : ils sont invisibles, puisque inexistants médiatiquement, et c’est pourquoi leurs emplois fondent sans que personne s’en aperçoive, ou presque.

Puisque Facebook sert à tout, ils ont ouvert une page intitulée " Les intermittents qui veulent travailler ! ". Un communiqué résume la situation en quelques lignes, et se garde bien de montrer du doigt un pays en particulier.

C’est bien du Portugal qu’il s’agit, mais on ne refera pas le coup du " plombier polonais ". Le texte est signé par les syndicats de salariés (CGT, FO, CFDT, CFE-CGC) et par l’organisation patronale Synpase, laquelle regroupe une cinquantaine d’ateliers de fabrication de décors en France, dans l’audiovisuel, le spectacle vivant et l’événementiel.
Le délégué général de Synpase, Philippe Abergel, liste les conséquences de cette sous-traitance massive : la destruction d’entreprises, soit près d’une quinzaine, la baisse des recettes de l’Etat (impôts, TVA...), l’augmentation du nombre de chômeurs, avec plus de 150 salariés permanents licenciés, la hausse du nombre d’intermittents indemnisés et la perte de savoir-faire. Les chaînes privées, mais aussi publiques, sont concernées par cette affaire.

Transmettre du savoir-faire
Toujours en marchant sur des œufs, le Synpase en appelle à la responsabilité des prestataires audiovisuels. Et à la vigilance de France Télévisions : n’est-ce pas en effet son devoir de veiller à ce que les fonds publics soient utilisés à des fins vertueuses ? Sans parler du " bilan carbone " du transport des décors dans un semi-remorque du Portugal à la France...
Les camarades du cinéma regardent avec intérêt cette mobilisation peu ordinaire. Car les techniciens de la " déco " crient eux aussi dans le désert, depuis quelque temps, alors que les tournages se délocalisent en République tchèque, en Hongrie, en Belgique ou au Luxembourg. En attendant l’entrée en vigueur du nouveau crédit d’impôt, qui ne saurait tarder d’ailleurs.

Dans une équipe de tournage, le "chef déco" est à la tête d’une petite entreprise qui peut embaucher, parfois, une cinquantaine d’artisans. Mais, si le film " part " à Prague, il n’emmène avec lui qu’une petite poignée de techniciens, le reste de l’équipe étant trouvé sur place.
Eux non plus n’ont rien contre les Belges, les Luxembourgeois, les Hongrois ou les Tchèques. Mais ils font ce constat : si vous avez affaire à quelqu’un que vous ne reverrez jamais, la transmission du savoir-faire n’a pas la même valeur.

Faire un film est devenu aussi un business, affirme Laurent Tesseyre, chef décorateur qui a trente ans de métier et a travaillé sur le film Les Kaïra (2012), de Franck Gastambide : les producteurs ont de plus en plus un profil de commercial, dit-il, et calculent au meilleur coût la fabrication.
En France ou ailleurs. « Aujourd’hui, on tourne davantage un budget qu’un scénario », regrette-t-il. Un récent rapport du Centre national du cinéma et de l’image animée pointe d’ailleurs la sensible augmentation des dépenses de décors à l’étranger, en 2012.

Que faut-il faire ? Il y a un an et demi, la délocalisation des décors à l’étranger s’était pourtant calmée dans l’audiovisuel. C’était alors la campagne présidentielle. Comme par magie, beaucoup de décors avaient été " rapatriés ". Le sujet qui commençait à faire controverse était alors devenu un non-sujet.

Vite, une élection !

(Clarisse Fabre, Le Monde, 11 juillet 2013)