" Les Dalton " au Micro Saloon...

par Christian Guillon de L’EST

La Lettre AFC n°141

Le tournage avait démarré sur les chapeaux de roue fin janvier 2004, à Cologne d’abord, pour le studio, puis à Almeria, de mars à mai, pour les extérieurs. Plusieurs centaines de plans truqués étaient prévus dans le film. Arnaud Fouquet et moi-même avons assuré une présence quasi constante de L’EST sur le tournage, souvent à deux, parfois l’un après l’autre. Il y avait en permanence dans les camions image au moins quatre caméras, parfois cinq ou six, plus un Frazier, le Steadicam, une grue, et toutes sortes d’accessoires habituellement loués avec parcimonie. Le problème avec tout ce matériel, c’est qu’il faut s’en servir. Ce n’est déjà pas facile de placer une caméra au bon endroit, alors cinq ! Quand on installe la dernière, on a déjà oublié où est la première ! David Carratero, un jeune chef opérateur espagnol plutôt brillant, a tout assumé avec calme et sérénité, concentration même, sans jamais perdre de vue son fil rouge. Il a utilisé toute la gamme Vision Kodak, cherchant les contre-jours et aspirant au détail des basses lumières. En extérieurs, la météo n’ayant pas bien lu le plan de travail, il sortait presque tous les jours ses quatre 18 kW HMI, soit pour rivaliser avec le soleil, soit pour le remplacer, et gérait discrètement avec ses assistants l’utilisation d’une jolie gamme de filtres diffusants.
Au final, ses rushes (avant étalonnage numérique) étaient magnifiques, cohérents, et sur le fil d’un équilibre bien maîtrisé entre le respect de l’esprit " BD " et l’allégeance inévitable à la photonie. C’est cet équilibre que nous avons aussi recherché aux effets spéciaux, tout comme la déco et les costumes, et qui rend le film plastiquement plutôt réussi, me semble-t-il.

C’est curieux comme, même dans une configuration de tournage où le matériel ne semble pas être trop un problème, le mot " motion control " provoque toujours un rejet unanime.
Parfois on ne peut même pas le prononcer. Il y a dû avoir de mauvaises expériences !
Pour un plan où les Dalton pénètrent dans l’hacienda du méchant El Tarlo, nous devions les suivre en un seul plan-séquence d’une très grande amplitude dans tous les axes. Mais ce plan devait être composé de deux prises tournées séparément sur deux décors situés à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Il y avait donc deux grands mouvements de grue à faire, dans chacun des deux décors, avec un long chevauchement d’image composée entre la fin du premier et le début de l’autre. En l’absence de " motion control ", donc, nous avions fait, avec la complicité de Philippe Haïm, un pari sur la postprod, impliquant que chacun des deux mouvements seraient opérés " normalement ", mais devaient être extrêmement précis et contraints dans la partie commune, pour pouvoir raccorder l’un avec l’autre.
Pour le tournage à Cologne, opéré en premier mais qui devait constituer le deuxième morceau du plan, la production a fait venir une SuperTechnoCrane, qui seule pouvait effectuer l’amplitude de mouvement recherchée par la mise en scène. J’ai travaillé sur plus de 170 films, je crois (tous postes confondus), mais je n’avais jamais tourné avec un tel monstre ! Nous devions la mettre sur un praticable de cinq mètres de haut, par six de large et quinze de long, capable de supporter les plusieurs tonnes de la bête. Fort heureusement, nous avions fait un " animatique ", une prévisualisation 3D de l’ensemble du mouvement, intégrant des modélisations des deux décors et des deux grues prévues. Cela nous a permis, avec Philippe Robert le cadreur, de ne pas trop hésiter au moment des implantations des praticables. Lorsque la grue est arrivée, la veille du tournage, nous avons quand même prié Saint Chrône, avec Arnaud, d’avoir fait correctement placer le pratos ! On se voyait mal en effet, après un premier essai de mouvement, demander au machino (allemand) de le déplacer de dix centimètres ! On s’est dit que cela servait à quelque chose de bien préparer son plan, et la production n’a pas regretté la petite dépense faite en préparation pour l’" animatique 3D " !
Le deuxième tournage, en extérieurs dans le sud de l’Espagne, même s’il a demandé un déploiement tout aussi important, a été moins stressant, car on pouvait voir en direct le raccord des deux mouvements, grâce à notre petit dispositif qui mixe la sortie caméra avec la première prise enregistrée. A l’arrivée, le raccord de mouvement est invisible, et sans " motion control " !

Un autre plan truqué a fait l’objet d’un gros compromis avec la théorie des effets spéciaux.
Il s’agissait d’un effet " bullet time ". Nous voulions voir Lucky Luke, qui est plus rapide que son ombre, pendant la fraction de seconde imperceptible où il agit à l’insu des autres personnages. Dans un plan de 25 secondes en travelling d’accompagnement, Lucky Luke se déplace dans le saloon, et agit " normalement " pour nous (car nous sommes avec lui dans son temps), alors que tous les autres personnages sont figés dans des positions suspendues.
Un tel trucage nécessite normalement au tournage, non seulement le motion control, mais aussi le système de mise en batterie d’appareils photos dont les " making of " de Matrix nous ont tous rendus familiers. Là encore, envisager une telle mise en œuvre au tournage inquiétait tout le monde, la mise en scène comme la production. Nous avons donc opté, toujours avec la complicité du réalisateur, pour une solution beaucoup plus simple au tournage, et un peu plus lourde en postproduction. C’était toutefois risqué, car même si en postproduction la 3D devait assurer le principal de l’effet, la réussite du plan reposait quand même sur la mise en scène. Là aussi nous avions fait avant le tournage une prévisualisation 3D, en, modélisant le décor, la grue, et tous les personnages que Philippe voulait mettre dans le champ. Cette " animatique 3D " nous a permis de préparer les comédiens, les costumes et les coiffures, puis de mettre en place le plan extrêmement rapidement au tournage, y compris pour la machinerie, qui disposait du modèle du mouvement, de l’implantation de la grue, etc. Au dernier moment, je me suis dit que nous étions dans un film de fantaisie, et que cet effet avait été écrit plus comme un " clin d’œil " que pour faire un exploit technique. On pouvait affirmer le côté exotique de notre procédé, en assumant le côté " vrai-faux bullet time " par un indice placé dans l’image. J’ai demandé à l’accessoiriste de mettre en évidence dans le décor un objet sur lequel il a peint les mots : " Boulettes thaï ". Je m’attendais à ce que quelqu’un le remarque et le fasse enlever au moment de la prise. Philippe Haim l’a vu et l’a laissé. On déploie beaucoup d’énergie sur les films, juste pour des petits plaisirs comme ça. En tous les cas pour moi c’est comme cela que ça marche.
Vous verrez le plan, il fonctionne bien, je crois.

En postproduction, même si on a pu commencer quelques plans avant que le montage soit suffisamment avancé pour que la production donne son feu vert, le travail pour nous a vraiment démarré vers la mi-juin, et il fallait livrer les trucages à l’étalonnage numérique en septembre. Arnaud Fouquet chez nous s’en est occupé, bientôt rejoint par Agnès Sébenne. Pour truquer les 400 plans en trois mois, il nous a fallu mettre en place trois équipes qui ont travaillé en parallèle. Agnès s’est occupée de diriger les travaux chez Eclair : environ 150 petits plans dits " opticals ", plus les impacts et toutes les séquences 3D où le " chapeau magique " protège grâce à une tête de mort celui ou ceux qui le portent. Arnaud a dirigé les travaux de l’équipe interne de L’EST, pour laquelle nous avions gardé une bonne centaine de plans de natures très variées, dont ceux qui nous plaisaient bien, comme le plan dit de la " boulette thaï " en 3D, ou les animations de l’ombre de Lucky Luke. Nous avons aussi confié la fabrication d’une dizaine de plans 3D, dont ceux de Rantanplan qui parle et les animatiques dont j’ai parlé plus haut, à Mikros image, une équipe avec qui nous avons développé depuis des années de bonnes habitudes de sous-traitance. Arnaud a toujours son bout de canapé réservé là-bas.
Cette multiplication des équipes ne pénalisait pas le montage ni la mise en scène, qui ont toujours conservé les mêmes interlocuteurs, Arnaud et Agnès de L’EST, quel que soit l’endroit où les plans étaient fabriqués. Nous faisions régulièrement au montage une présentation de l’ensemble des travaux en cours, une fois par semaine, parfois deux, avec à chaque fois plusieurs dizaines de plans à regarder avec le metteur en scène et Richard Marizy, le chef monteur, que nous avions déjà agréablement côtoyé sur le tournage en Espagne. Abraham Gloldblat, le directeur de post-production, qui assistait à toutes les présentations, pouvait suivre au jour le jour plan par plan l’évolution du devis, et donner ou non son aval aux modifications et suppléments, grâce aux réactualisations régulières fournies par Anne-Florence Fabre de chez nous, et qui intégraient l’ensemble des travaux.
Ces présentations au montage étaient concentrées et denses, mais plutôt conviviales.
Les Dalton est le troisième film que nous faisons avec Yves Marmion et Abraham Goldblat pour UGC. Je crois qu’une certaine confiance mutuelle était déjà installée quand on a abordé ce film, tant sur le plan financier que technique et organisationnel. Avec Les Dalton, nous avons eu le sentiment de disposer d’une marge de manœuvre " créative " un peu plus large que d’habitude, brèche dans laquelle nous nous sommes engouffrés. Ce qu’Arnaud ou Agnès pouvaient suggérer ou proposer était sollicité, écouté et souvent intégré par la mise en scène, ce qui rendait le travail passionnant. A l’arrivée, j’ai cru comprendre qu’aussi bien la mise en scène que la production étaient très contentes de cette collaboration.

J’ai eu personnellement un autre plaisir sur ce film, une rencontre inattendue.
Avec le chef maquilleur, on se regardait un peu en chien de faïence depuis le début du tournage, cherchant où on avait bien pu se connaître, comme cela arrive parfois. Impossible de retrouver sur quel film, jusqu’à ce qu’on évoque chacun nos vies d’avant l’invention du cinématographe.
En fait nous nous connaissions dans le tout début des années 1970. Il était trapéziste au Cirque Aligre, et moi marionnettiste et musicien au Bred and Puppet Theater (cela dira peut-être quelque chose à ceux de cette génération-là). Nous nous étions maintes fois croisés, dans le petit monde des " banquistes " alternatifs de l’époque, où nous avions en commun un mode de fonctionnement radicalement libertaire.
On s’est dit que nos trajectoires n’étaient pas si chaotiques qu’elles en avaient l’air, car siliconés ou numériques, nos artifices restaient suspectés de " forfaitures et contrefaçons " par les bons bourgeois de l’image vraie.
Et on s’est dit que nous n’avions rien renié de l’esprit qui nous animait à l’époque.
Il faudra demander à l’équipe de L’EST.