"Les Intouchables"

par Caroline Champetier

Dimanche 11 décembre, fine et triste bruine, Paris est vide, les quais de St-Cloud encore plus vides, deux camions de CRS devant l’énorme siège des entreprises Dassault, je me demande si Dassault City est gardée chaque week-end ou si cette douzaine de tortues ninja est embusquée pour l’occupation de LTC par les salariés.
Après des mois de mensonges et de faux semblants, la direction du site LTC, qui feignait de signer un plan social avec les salariés jeudi 8 décembre, a été démise de ses pouvoirs par un administrateur judiciaire qui découvre les malversations de cette même direction et n’a d’autre solution que de prononcer la liquidation. Donc mise sous séquestre des machines, fermeture du site, licenciement de 114 salariés, étalonneurs, chimistes, attachés de clientèle, vérificateurs, magasiniers, livreurs.

Ils sont là, une trentaine dans le petit hall du laboratoire – traversé des centaines de fois en courant pour aller en projection de rushes ou d’étalonnage –, jeunes pour la plupart, les traits tirés par la fatigue des tours de garde et la nouvelle qui leur est tombée dessus vendredi.
« Cela faisait des semaines que je dormais mal et jeudi il y a eu l’annonce du plan social, 15 000 euros pour tout le monde, cette nuit-là j’ai dormi comme un enfant, le lendemain ils annoncent la liquidation, ils ont joué avec nous, comme ils jouent depuis des mois. », dit Fériel.

« En 2009, le comité d’entreprise a demandé une formation numérique pour les étalonneurs, cela a été refusé par la direction », dit Christian, « comme les fournisseurs n’étaient pas payés, la négative arrivait au compte goutte, certains tireurs sont venus les week-ends pour que des copies puissent être projetées le lundi, et il ne fallait rien montrer de ce que nous vivions pour ne pas fragiliser le labo, nous avons joué le jeu et voilà comment ils nous traitent ! »

Il y a souvent des larmes, peu d’agressivité, une douleur palpable de n’être plus rien sans un outil de travail qu’ils ont aimé et respecté.
Je leur propose que chaque jour jusqu’à jeudi, l’un deux s’exprime sur le site, « il faut avoir des idées très vite, même pas pour empêcher quoi que ce soit, ils n’en sont plus là, mais pour qu’on ne les oublie pas », dit François.
Alors, prenez vos motos, vos scooters, le métro et allez-y.
Dites-leur que vous vous souviendrez des copies, des sourires, des poignées de main, des téléphones pour annoncer une rayure ou une exposition hasardeuse, cette immense attention à nos images renouvelée année après année.

Dans le couloir qui relie la première cour à la cour de stockage, celle par où on accédait soit aux bureaux, soit aux salles de projection en passant par les salles des tireuses, il y a les affiches des derniers films traités par le laboratoire : Les Intouchables, L’Ordre et la morale.
Est-ce que les millions engrangés et les bons sentiments proclamés pourraient faire le voyage/retour vers LTC et ses salariés liquidés, que ce ne soit pas eux les " Intouchables " et qu’au grand bal des ego s’invite un peu plus d’ordre et de morale.

Caroline Champetier, AFC

PS : Pour leur dernier jour de présence, les salariés de LTC organisent une journée patrimoine, jeudi 15 décembre à partir de 10h, en proposant de faire visiter le laboratoire à tous ceux qui le souhaitent, et soutenir ainsi leur action.
Venez nombreux pour les soutenir et faites circuler l’invitation à toutes vos équipes et à tous ceux qui n’auront plus jamais l’occasion de visiter ou de découvrir un laboratoire photochimique aussi prestigieux.
Adresse : 14, boulevard Sénard - 92201 Saint-Cloud

Messages

  • Bonjour,

    Après plus de 20 ans passés dans la technique audiovisuelle en tant que directeur commercial, dirigeant d’entreprise et de directeur général, je me permets de préciser quelques points.

    J’agrée et confirme totalement les informations de Mr Lainé.

    Les premiers essais numériques réussis, auxquels les dirigeants des entreprises techniques français ont assistés, ont eu lieu en 1993. Nous pouvons donc raisonnablement penser que nous avions du temps pour préparer la mutation technologique.

    Pour cela nous devions stabiliser nos entreprises en préservant les tarifs de l’ensemble de nos prestations techniques : montage, son mais aussi doublage et PAD.

    Combien de fois avons-nous débattu, lors de réunions à la Ficam de la nécessité d’éviter une guerre de tarif que je qualifiais de fratricide (si tant est que ce mot soit approprié dans notre métier). Depuis 1992 (qui correspond à la fermeture de la Cinq) les tarifs n’ont cessé de baisser. Pas officiellement, ceux-ci n’augmentaient pas ce qui aurait été un moindre mal. Non les remises jusqu’à -60%. Non vous ne rêvez pas -60% (surtout dans les prestations liées aux fictions françaises et au cinéma). Certains groupes faisant même cadeau de certaines prestations. Pendant ce temps l’intégralité des nos charges fixes augmentaient. Sans compter que certains dirigeants ont crée des sociétés à l’étranger (quelque soit le secteur d’activité) notamment en Belgique pour concurrencer leur propres sociétés françaises. Merveilleux de cynisme. Comment cela pouvait il se conclure ?

    En ce qui concerne les règlements, je travaillais avec des sociétés américaines, canadiennes et européennes (les allemands payant à réception de facture : si si c’est possible), qui m’ont toujours payé dans les temps impartis. Cependant, un nombre important de prestataires, notamment dans le doublage, prétendait le contraire pour avoir un argument afin de ne pas payer les comédiens en temps et en heure. Nous pourrions nommer les sociétés de doublage de renom ayant été soient en redressement soit liquidées. Pour la post production française, je ne paraphraserai pas le paragraphe des ayants droit du post de Mr Lainé.
    Cependant n’aurions nous pas pu ou dû nous concerter via notre fédération pour mettre un arrêt à cette situation. Quand certains d’entre nous ont émis la possibilité (simplement) de nous informer des sociétés indélicates nous avons essuyé un refus des acteurs majeurs des prestataires audiovisuels.

    Alors pourquoi ce désastre et à qui l’imputer ?

    La croissance externe. Combien de fois les salariés de divers groupes ont entendu cette expression magique. Sauf que pour cela, il faut avoir les moyens de cette ambition et des hommes compétents aux commandes.

    N’ayant pas les moyens les dirigeants ont poussé (ce n’était pas très difficile) les commerciaux, directeurs commerciaux et autres directeurs généraux à faire du chiffre. L’important était de faire du “volume”. Combien ai-je entendu de fois cette stupidité. Ou développer un secteur d’activité en perdant de l’argent simplement pour faire chuter son petit camarade. Pour quelle fin ?

    Les salariés du groupe Quinta ont malheureusement la réponse.

  • Je suis allé toucher un peu de pellicule à LTC ce 15 Décembre, d’autant plus ému que j’ai commencé à travailler dans ce métier en 1966, comme manutentionnaire au tirage de GTC pour ensuite devenir agent technique. La nostalgie était donc là. Ayant fondé la société GLPP/GLPIPA, et occupé le poste de Directeur Général de TELCIPRO pendant 2 ans, au risque de paraître présomptueux, je m’accorde quelque légitimité pour parler des industries techniques.

    Et je m’autorise donc quelques commentaires.

    Pour quelles raisons la France, l’un des 3 ou 4 pays les plus gros producteurs d’audiovisuel, voit-elle mourir son industrie ? Certes le numérique va remplacer l’argentique, mais nous le savons depuis longtemps, même si quelques aficionados de la « sensualité » de la pellicule, résistent encore. Le photochimique est moribond depuis longtemps et l’inévitable n’a pas été évité. LTC n’est que le résultat d’une lente agonie, qui a commencé depuis longtemps, pour une multitude de raisons.

    Les dirigeants historiques du photochimique n’ont pas su anticiper.
    ECLAIR en devenant minoritaire dans le groupe TECTIS a (peut-être) baissé les bras un peu vite, alors que ce laboratoire, qui possédait d’importants actifs, aurait dû être la locomotive de cette alliance. Le développement des négatifs était encore le portail obligé pour la clientèle, et donc le labo avait l’opportunité commerciale de développer son outil de travail.
    La famille Franay LTC se considérait comme l’aristocratie de la pellicule et ne voulait pas entendre parler de vidéo… En 1981, j’ai sollicité Madame Franay pour lui proposer de développer ensemble une structure vidéo dédiée à la publicité. Elle a refusé tout net. Quelques années plus tard elle bradait le laboratoire LTC et la SCI propriétaire des immeubles, à VDM.
    En 1988, GTC s’associait à Giancarlo Paretti, l’homme d’affaires italien soutenu par le Crédit Lyonnais. Je passe sur tout le reste car nous savons tous qu’il y avait trop de laboratoires - Ce qui explique d’ailleurs que ce sont les clients qui décidaient des tarifs.

    Les tarifs :
    Trop de concurrence est nuisible. Alors qu’il était impossible de négocier avec les laboratoires anglais, on obtenait des laboratoires français des prix et des délais de paiement inouïs, source de frais financiers… Le rôle d’une industrie qui investit, et qui a donc déjà pris un risque, n’est pas d’aider la trésorerie de ses clients. S’ajoutent les dépôts de bilan des producteurs, la multiplication d’essais et de traitements spéciaux sans facturation supplémentaire, la prolifération de courts-métrages et de longs métrages sous-financés, la demande d’outils trop souvent inutiles, etc… Dans ces conditions, le développement des industries s’est fait à contre-courant, car on ne peut pas investir dans des machines, et financer la production cinématographique française.
    Je me souviens lorsque j’étais Directeur Général de Telcipro (1998), d’une grand-messe organisée à grands frais sous les Tropiques, par Daniel Toscan Duplantier (Unifrance), qui disait emmener la « production française se ressourcer sous les palmiers ». Parmi ceux qui se ressourçaient, certains devaient beaucoup d’argent au laboratoire Telcipro. A cette époque, Telcipro avait plus de 15% de son CA d’impayés.

    Les « ayants droit » :
    Les flux financiers de l’audiovisuel n’arrivent pas jusqu’à ses industries.
    Parlons des « ardoises ». Notre « Exception Culturelle » est magique. Elle permet de fabriquer des films, de déposer son bilan, et de ne pas payer ses fournisseurs, tout en continuant d’encaisser des droits. Les budgets de productions constitués à 50% de droits n’étaient pas rares. Au premier centime encaissé les « ayants droit » sont payés en priorité.
    Pourtant les « ayants droit » en Europe représentent une masse financière équivalente au CAC 40… Ceux-ci devraient aussi avoir des « devoirs ». Prenons (par exemple) le stockage des négatifs. Pendant des décennies, les laboratoires ont conservé gratuitement les négatifs. Or c’est un travail à part entière, pour lequel il faut de l’immobilier, des normes techniques et du personnel pour archiver et gérer les transferts de droits. Les « ayants droit » ne veulent (ne voulaient) pas payer ce service, ce qui peut s’accepter lorsqu’il s’agit de la Grande Vadrouille, mais pas d’un film qui tire une copie tous les 5 ans, et pour lequel il faut recommencer tout le processus de vérification, de réglage, voire d’étalonnage, etc… au tarif d’une copie au mètre.
    De cette situation découle le problème de la conservation du patrimoine, car les films sans vie commerciale ont été stockés avec moins de prudence. C’est ainsi qu’une partie de notre mémoire cinématographique disparaît, car un film qui n’a pas eu la chance d’être recensé par le CNC, risque de n’être jamais restauré, la restauration se faisant aux frais du contribuable, mais au profit des « ayants droit ». Nous connaissons tous le discours du petit-fils qui veut protéger la mémoire de son grand-père… jusqu’à ce qu’on lui propose un chèque.

    Dans le cas de LTC la richesse produite par le laboratoire au cours de l’histoire, s’est cristallisée dans une SCI désolidarisée des actifs de l’usine. Tout le monde n’est pas perdant.
    Et si j’ai eu quelques indulgences pour Tarak Ben Ammar qui a, il faut bien le reconnaître, repris des industries françaises dans des conditions difficiles, il reste qu’il n’a jamais eu la vision de ce qu’était cette industrie. Je pensais l’homme plus élégant que les méthodes qu’il vient d’utiliser, avec Jean-Robert Gibard comme exécutant. Il est certain qu’une monteuse négative qui pratique ce métier depuis 30 ans n’a aucune chance de retrouver un emploi. Le CNC, toujours absent dès lors qu’il s’agit des industries techniques, aurait pu anticiper cette évolution et proposer la création d’un fonds de soutien, prélevé sur les « ayants droit », pour favoriser la formation et la réinsertion des personnels du photochimique. Si la monteuse a perdu son boulot, les « ayants droit », eux, continuent de faire recette. Et Tarak Ben Ammar pourra toujours faire tirer ses copies dans son laboratoire Tunisien de Gammarth.

    Guy Lainé
    Le 15 décembre 2011

  • Triste, honteux et révoltant, mais malheureusement à l’image de ce qui se passe dans bien d’autres sociétés aux noms prestigieux.
    Courage à tous ces salariés aux carrières brisées, qui ont pourtant réellement fait la réputation de ce laboratoire légendaire , et qui ont travaillé dans l’ombre de ceux qui s’en sont injustement attribué le mérite, et les bénéfices.
    Rares deviennent les dirigeants qui "méritent" leurs employés...
    A bon entendeur...
    • Bonjour,
      Je viens de lire le reportage consacré à quelques-une des personnes qui ont travaillé au LTC Saint-Cloud (" Christiane, Daniel, François, Christian ") - j’ai été profondément marqué par tout ce que j’ai lu : comment la recherche de toujours plus d’argent et d’intérêts faciles peuvent-ils entraîner autant de douleurs, de brisures dans la vie de tant et tant de personnes, au LTC Saint-Cloud ?! - et dans tant et tant d’autres entreprises en France (et ailleurs également)
      Je me joint de tout coeur à votre peine et à votre désir de justice qui demeure.
      Jean-Marie Delthil (écrivain, journaliste et artiste peintre - je souffre moi aussi profondément de la crise économique, et ce depuis de nombreuses années).