Les cinéastes somment Mme Filippetti de "passer à l’acte II de l’exception culturelle"

Par Alain Beuve-Méry

La Lettre AFC n°225

Le Monde, 19 octobre 2012

C’est sur le terrain politique que la filière du cinéma et de l’audiovisuel, qui se retrouve du 18 au 20 octobre à Dijon, pour les rencontres européennes de l’ARP (société civile de perception et de répartition des auteurs, réalisateurs, producteurs), a décidé de placer le débat.

Lassés des réticences de Bruxelles à valider la taxe sur les services de télévision (TST), versée par les opérateurs de télécommunications et perçue par le Centre national du cinéma (CNC), les cinéastes ont lancé un manifeste à l’attention de la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, qui se rend, ce vendredi, à Dijon. « Nous demandons l’affirmation d’une politique culturelle claire et forte afin de défendre les principes de notre système de financement, face à la politique libérale prônée par Bruxelles », y écrivent-ils.
Aujourd’hui, le cinéma français se porte plutôt bien et s’exporte, comme le montre le succès de The Artist, de Michel Hazanavicius, président de l’ARP. La filière représente plusieurs centaines de milliers d’emplois. Le chiffre d’affaires du secteur tourne autour de 1,4 milliard d’euros pour 220 films par an.
« Mais », poursuivent les cinéastes, « notre mode de financement a toujours reposé sur un principe simple, selon lequel les diffuseurs de nos œuvres, quels qu’ils soient, devaient participer au financement de ces œuvres ». C’est pourquoi les nouveaux entrants, comme les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) Orange, SFR, Free, Bouygues Telecom, « doivent s’intégrer harmonieusement à cet équilibre », au même titre que les exploitants de salles, qui financent le cinéma par le biais d’une taxe sur le prix des tickets reversée au CNC.

Au passage, les pétitionnaires rappellent à la Commission européenne que ce mode de financement bénéficie à l’ensemble du cinéma européen. Créée il y a quatre ans, la taxe versée par les opérateurs de télécommunications, au titre de leur distribution de services de télévision, a vu son rendement exploser, passant de 94 millions à 322 millions d’euros en 2011. Pour les cinéastes, il n’y a plus aujourd’hui de différence entre la télévision et Internet, car tous les deux « transmettent du son et de l’image ».
A Bruxelles, notamment dans les services de la vice-présidente de la Commission et commissaire européenne à la société numérique, Neelie Kroes, cette analyse est loin d’être partagée.

Nouvelle donne numérique
A ce débat sur la TST s’ajoute celui sur le budget du CNC. Eric Garandeau, son actuel président, ex-conseiller culturel de Nicolas Sarkozy, est sur la sellette. Il est à ce poste, révocable ad nutum. A ce jour, le CNC dispose d’une trésorerie de 820 millions d’euros et, en 2012, ses recettes devraient s’établir à 721 millions d’euros. Cet argent suscite de nombreuses convoitises. En 2012, le gouvernement a réussi à prélever 150 millions d’euros, pour un an. En ces temps de crise et de réduction des déficits, cette ponction n’a d’ailleurs pas provoqué de bronca de la part des cinéastes.
En revanche, les conclusions de la Cour des comptes qui, à la demande du Sénat, a étudié le modèle économique du CNC, font polémique. Les magistrats de la Rue Cambon jugent qu’il serait utile de changer la philosophie du financement du cinéma et de l’audiovisuel français, en s’appuyant sur les besoins et non plus sur les recettes, dont les montants ont explosé.

Pour la Cour des comptes, l’actuel modèle présente un deuxième inconvénient : il permet au CNC d’échapper à la tutelle de l’Etat. A ces critiques, M. Garandeau répond que « le CNC est probablement aujourd’hui l’organisme public le mieux contrôlé ».
Dans ce contexte, les cinéastes estiment, dans leur manifeste au gouvernement, « urgent de passer à l’acte II de l’exception culturelle » qui doit permettre, comme s’y était engagé François Hollande en campagne, d’adapter l’exception culturelle française à la nouvelle donne numérique. « A l’origine, l’exception culturelle a été inventée pour résister à l’hégémonie de la culture américaine, le paradoxe actuel c’est qu’il faille se battre à l’intérieur des frontières européennes, contre les dirigeants bruxellois », résume Florence Gastaud, déléguée générale de l’ARP.

Alain Beuve-Méry, Le Monde, 19 octobre 2012