Les films " AFC " vus par leurs directeurs de la photographie

" Pour aller au ciel il faut mourir " de Djamshed Usmonov photographié par Pascal Lagriffoul

Le travail amorcé avec L’Ange se poursuit ici sur un terrain moins exotique, moins typique. Djamshed Usmonov a délibérément choisi de sortir de son village pour placer son film et ses personnages dans une ville, tadjike certes, mais une ville finalement pas très différente des nôtres !

J’ai d’emblée aimé ce choix artistique fort : j’avais conscience que le charme de L’Ange était en partie lié à l’extraordinaire décor du village natal de Damshed où nous avions tourné en immersion totale.

A droite,le réalisateur Djamshed Usmonov. A gauche, Pascal Lagriffoul.
Photo, Patrick Becker.

Pour ce film-ci, nous avons dû composer avec la banalité d’une ville et ne compter que sur la force de l’histoire, de la mise en scène et des personnages pour faire un film que Djamshed voulait débarrassé des atours de l’exotisme.
Le travail avec Djamshed est total, radical et sans faux semblant, ce qui demande un engagement absolu, une remise en question permanente et une disponibilité de chaque instant. Finalement une parfaite définition du travail de chef opérateur !

Sur ce tournage, c’était la mise en pratique d’un cinéma total, dont nous rêvons tous par moments, où les contraintes de scenario, de plan de travail, de disponibilité (techniciens, acteurs, figurants, décors) sont réduites au minimum. Je suis persuadé que les images du film sont animées de cette force.

Photo de Patrick Becker, l’ingénieur du son du film.

Je présente ce deuxième film dans la continuité du premier car la cohérence du travail avec un réalisateur se précise et se construit au fur et à mesure des films. Mon plaisir d’avoir fait ce film tient beaucoup à cette continuité. C’est pour moi la chance de participer à la découverte et à l’élaboration de l’univers d’un artiste, comme nous découvrons en tant que spectateurs la cohérence d’une œuvre sur plusieurs films. Cet aspect de mon activité m’apparaît maintenant, alors que je n’y avais peut-être jamais vraiment pensé et je dois dire que c’est une facette absolument passionnante.

Le travail avec Djamshed s’inscrit depuis le début dans la réticence à la couleur ! Il avait envie de faire L’Ange en noir et blanc et ce qui avait guidé mes choix de lumière. Pour ce film il n’a pas été question du noir et blanc mais nous ne voulions pas nous faire « déborder par la couleur » dans un univers plus désordonné sur le plan chromatique et avec une technique de filmage assez simple. Il a fallu composer le plus possible les plans et la lumière dans l’idée de traiter la couleur comme nous aurions traité le noir et blanc qui est le matériau visuel dans lequel Djamshed pense souvent les images et celui auquel il fait le plus souvent référence.

Il a fallu également accepter que ce tournage se passe en ville, c’est-à-dire dans un environnement plus difficile à ordonner et à filmer dans une mise en scène très « reconstruite » et décidée, et en profiter aussi en tournant certains plans de manière spontanée en utilisant l’agitation de la ville.

Photo de Patrick Becker, l’ingénieur du son du film.

Je suis parti là-bas avec un assistant opérateur, Pierre Chevrin, qui a fait un travail remarquable, une Moviecam Compact, une série Zeiss Ultraprime, une cargaison de Kino Flo et deux Arri Sun (575 et 1 200 W). J’ai utilisé des projecteurs de Tadjikfilm, des tungstenes de type Fresnel et trois arcs, le tout de fabrication russe, ainsi qu’un magnifique groupe russe fabriqué dans les années cinquante dont la fréquence était parfois capricieuse !

Mon équipe tadjike, formidable de générosité et de fidélité, ne manque jamais de courage, d’engagement et de force mais manque cruellement de pratique, surtout avec ce matériel. Il faut toujours être vigilant et précis, expliquer et montrer ce que l’on demande.

Pour finir, c’est un film tourné dans un pays qui peine à se reconstruire après une guerre civile et l’avènement de son indépendance. L’effondrement de l’empire soviétique a été pour les Tadjiks l’écroulement d’un monde et l’avènement d’un autre si différent !

Photo de Patrick Becker, l’ingénieur du son du film.

Le film est irrigué par cette énergie, cette force de survie incroyable que Djamshed insuffle à ses films. C’est un cinéma inscrit dans le tourbillon de l’histoire.

Le cinéma a disparu dans ce pays. La production des films s’est arrêtée après l’effondrement de Tadjikfilm (l’organisme national de production de films). Quel que soit le jugement que l’on porte sur le mode de production des films à l’époque soviétique, il y avait une forte tradition d’un cinéma national vigoureux et maintenant plus rien... Aujourd’hui les films vus là-bas sont des DVD piratés ou non de superproductions russes ou américaines. C’est très angoissant de voir un pays sans cinéma, surtout parce que ça a l’air possible la vie sans cinéma...

Pas pour moi !