Les sept vies cinématographiques de Willy Kurant

Par Bernard Payen

La Lettre AFC n°231

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Chef opérateur de Godard, Welles, Skolimowski, Pialat, Gainsbourg et plus récemment Garrel, Willy Kurant a suivi, depuis ses débuts dans les années 1950 comme reporter caméraman d’information, un parcours foisonnant, éclectique mais cohérent. Pour rendre compte de son expérience professionnelle, nous avons opté pour le choix forcément arbitraire de sept vies cinématographiques, reliées les unes aux autres.

Première étape fondatrice, celle du reportage. Dans les années 1950-60, Willy Kurant sillonne le monde pour rapporter des images aux télévisions francophones. Années d’apprentissage, notamment pour les émissions d’informations de l’époque (" 5 Colonnes à la une "), déterminantes pour celui qui sera marqué à jamais par l’esthétique du cinéma vérité, et qui lui donneront le goût des mouvements de caméra audacieux et des longs plans séquences, que l’on retrouvera par la suite dans de nombreux films dont il réalisera l’image.

Les années reportage, le goût du documentaire et de la caméra portée mènent tout droit Willy Kurant à la nouvelle vague. D’abord via le court métrage (Rozier, Karmitz, Averty), avant son premier long métrage comme chef opérateur, Les Créatures d’Agnès Varda, quatrième film de la réalisatrice, curieux film fantastique en scope noir et blanc. Dans la foulée, Godard l’invite à réaliser la photo de Masculin féminin. « J’ai proposé à Godard de tourner avec une nouvelle pellicule que j’avais déjà utilisée : au lieu de la développer à un gamma de 0,67, je la faisais développer à 0,90, pour éliminer les gris et garder des noirs et des blancs plus contrastés. » (1)

Deux ans plus tard, sans doute sous l’influence du film de Godard, Jerzy Skolimowski demande à Willy Kurant d’assurer la photographie de son quatrième long métrage, Le Départ (1967). Portrait d’un jeune garçon coiffeur amoureux des voitures de course, film sur la vitesse rythmé comme une course automobile. « C’est une photo à l’arraché, avec très peu de moyens. On a tourné pendant 4 ou 5 semaines. Couché en travers de ses genoux, je filmais Jean-Pierre Léaud de travers. Il était lui-même assis sur un chauffeur qui tenait le volant, et le tournage des scènes se déroulait comme ça. » (2)

La même année que Le Départ, Willy Kurant tourne Anna, comédie musicale pour la télévision réalisée par Pierre Koralnik, pour qui la grande force du chef opérateur était « de connaître aussi bien la lumière naturelle que l’éclairage académique d’avant la nouvelle vague. » (3) Précisément, Anna, par sa modernité (fiction pop aux couleurs saturées, hymne à la beauté d’Anna Karina), « trait d’union musical entre nouvelle vague et pop art », toujours selon Koralnik (3), est devenu avec les années un véritable « film culte » soutenu par les chansons célèbres du tandem Michel Colombier - Serge Gainsbourg. Près de neuf ans plus tard, « l’homme à tête de choux » rappelle Kurant pour mettre en images son premier long métrage, l’hyperréaliste Je t’aime moi non plus. Deux autres collaborations suivront : Equateur (1983) pour lequel le chef opérateur élabore une photo sombre utilisant pour certaines scènes la lumière vive des lampes à arc, et Charlotte For Ever (1987), tourné à l’épaule dans une lumière très proche de celle de certains films hollywoodiens des années 1950-60.

Cinquième étape, cinquième vie, la rencontre avec Orson Welles pour Une histoire immortelle, en 1966, lui permet d’expérimenter une fois de plus et de compenser parfois le manque de moyens. « À Chinchon, en Espagne, un jour sur le plateau, toute une partie du matériel n’était pas arrivée, j’ai alors " vendu " à Orson des plans au 150 mm (longues focales) comme substitut de voiture travelling, lui qui n’avait jamais utilisé un objectif au-delà de 32 mm ! » (4) malheureusement deux tiers des films de Welles dont Willy Kurant a fait l’image ne sont pas visibles aujourd’hui, L’Héroïne, qui devait être la suite d’Une histoire immortelle et The Deep, projet ambitieux de Welles situé sur un bateau, tous deux inachevés. La carrière américaine de Willy Kurant débutera juste après le tournage de ce film. Près de 25 ans passés aux Etats-Unis, entre films indépendants et budgets plus importants, et exploration sous pseudonyme de la série B façon Roger Corman (Le Monstre qui venait de l’espace, etc.).
Avec La Nuit du lendemain d’Hubert Cornfield, il filme Marlon Brando et crée à la toute fin une magnifique " nuit américaine ", véritable aube bleutée dont l’ancien élève apprenti de l’Institut photographique de Belgique s’était fait une spécialité. Un autre nuit américaine (mêlée à une nuit véritable) éclaire une célèbre séquence de Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat. Ce film (marqué aussi par la lumière des paysages flamands de l’enfance de Willy Kurant) constitue l’apogée de leur collaboration, entamée en 1963 avec les Chroniques turques, influencées par l’esthétique " caméra portée " du reporter qu’il était à l’époque. Pour Pialat, il photographiera également plusieurs séquences de À nos amours, intérieurs et extérieurs de ce qui constitua le pré-tournage à Hyères. Les relations entre Kurant et Pialat n’ont pas toujours été simples, mais le cinéaste évoqua toute son estime pour le chef opérateur dans le livre de Dominique Maillet, En lumière, sur les directeurs de la photographie (éd. Dujarric, 2001) : « À mon avis, Kurant est un grand formaliste, je le dis avec affection, beaucoup plus grand qu’il ne croit et que peut-être lui-même, il voudrait être... »

Willy Kurant poursuit aujourd’hui ses multiples vies cinématographiques. L’une des plus récentes, la septième et dernière évoquée ici, est celle qui l’a vu rencontrer Philippe Garrel pour éclairer son avant-dernier film, Un été brûlant en 2011, et son tout dernier, tourné en mars 2013, La Jalousie. Les deux films en Scope semblent symboliser tout l’art de la lumière de Willy Kurant, le premier traitant la couleur de l’image comme une aquarelle aux couleurs primaires, le deuxième réalisé dans un noir et blanc très contrasté en référence aux premiers longs métrages du chef opérateur.

(1) Entretien publié dans la revue Lumières n° 4 en mai 2011 (Eric Gautier)
(2) Entretien publié dans le journal de la Cinémathèque en septembre 2001
(3) Entretien publié dans " tetedechou.com " en septembre 2008 (Fred Régent)
(4) Entretien publié dans la revue Cinémathèque (n° 22, printemps 2003)

(Article publié avec l’aimable autorisation de son auteur)