Lettre à un(e) jeune technicien(ne)

Bénédicte Kermadec, scripte, LSA

La Lettre AFC n°233

J’entre dans la bataille qui fait rage, sans bannière et sans armure autre que la joie qui m’anime depuis toujours à participer à la fabrication des films, à la place qui est la mienne dans l’équipe de tournage : celle de scripte.

J’y entre, dépassant la retenue habituelle qu’il convient de garder, à tort ou à raison, pour ne pas risquer d’être " rayée des listes " sur un prochain contrat.
J’ose prendre la parole car je pense à toi, jeune technicien(ne), qui découvre brutalement la violence de la " grande famille ", ou qui constate avec effroi, au fil de tes premières expériences professionnelles, que ton futur se perd dans les ténèbres du doute et des interrogations multiples.
A toi à qui on voudrait faire porter la mort du cinéma français, la disparition des " films de la diversité " (sic).
A toi que l’on rend déjà coupable et à qui l’on demande déjà de pallier les difficultés financières des films sous-financés.
A toi à qui on voudrait faire croire que ton travail n’en est pas un, mais plutôt une participation à un événement supérieur qui te détacherait du continent du monde social, du monde du labeur, et t’emmènerait sur l’île paradisiaque et vierge de la création.
Entendons-nous bien. La confusion est telle que tu pourrais perdre le nord, ne sachant plus à quels patrons te vouer : producteur(trice)s qui jouent leur rôle et face à qui tu dois imposer le respect de ta jeune mais haute qualification, ou réalisateur(trice)s, capitaines de nos navires qui dépendent pourtant du travail collectif de leur équipage. Car ces embarcations, frêles esquifs ou colosses navires, en eau douce ou en flots démontés, nécessitent, à moins d’un navigateur solitaire, des coéquipiers à toute épreuve.
Et tu le sais puisque tu as choisi cette voie, incertaine en météo, imprévisible en ces escales, mais tu te trouves prêt(e) à en braver tous les dangers.
N’exagérons rien, nous ne sommes pas des guerrier(ère)s et j’en abandonne la posture.
Nous ne sommes que des hommes et des femmes aux métiers exigeants et nous n’avons pas à nous excuser de vouloir en vivre.
Lorsque j’ai démarré ma vie professionnelle, j’ai été accueillie sur les plateaux par les anciens, généreux dans la transmission de l’expérience et des savoir-faire et soucieux de la réalité sociale. J’ai appris en même temps l’infini champ du langage cinématographique et l’absolue nécessité du champ social.
Alors je tiens à mon tour à te dire que le cinéma, cette industrie de la création, ne peut se passer de ce double impératif : l’industrie du rêve ne peut se pervertir en mystifiant les rapports de dépendance de ses travailleurs salariés. Elle y perdrait son âme, sa force, sa beauté. Oui, tu mérites d’être reconnu(e) dans tes responsabilités professionnelles.
Oui, tu peux échapper à la malédiction du jeune technicien sans salaire et sans droits en échange du seul " prestige " que lui donnerait sa participation professionnelle.
Oui, tu peux espérer " grandir " sans être mis " en concurrence économique " avec l’éternel vivier de " nouveaux jeunes " taillables et corvéables à merci.
Oui, tu peux échapper à l’engrenage des pratiques illégales proposées avec " distraction ".
Cela s’appelle le code du travail, cela s’appelle une Convention collective étendue, cela s’appelle un état de droit qui ne saurait confondre l’exception culturelle avec une exception antisociale.
Ancienne, " installée " dans la précarité, je tiens à dénoncer la violence de certains propos à notre égard, la brutalité des assauts, la défaite de la pensée dialectique face aux vrais enjeux.
Au nom de l’art, je t’assure d’un autre discours du sensible, qui te fait place, qui assume et dépasse les contradictions érigées aujourd’hui en barrières, et qui reconnaît qu’un film, grand ou petit, se construit avec tous ceux qui travaillent au " comment faire " et au " pourquoi faire ", jour après jour.
Nombreux sont les créateur(trice)s, auteur(e)s, qui ne creusent pas de tranchées mais élaborent au contraire les ponts nécessaires à notre avenir commun, forcément collectif.
De nombreux " plans de travail " nous attendent. Nous saurons les mettre en œuvre, avec détermination, sans peur et sans reproche, pour élaborer ensemble les justes solutions, dans l’extension des droits sociaux et sans exclusion.
Ainsi, et pas autrement, se poursuivra la déjà longue histoire du cinéma et de sa fabrique.

« Le système nous veut tristes et il nous faut arriver à être joyeux pour y résister. » Gilles Deleuze

PS : En réponse aux allégations concernant de prétendus salaires exorbitants, Les Scriptes Associés ont mené une étude sur la réalité de leurs revenus. Menée en interne, elle a permis de récolter des données sur quatre ans entre 2008 et 2011. L’échantillon, de 34 membres sur un total de 70, confié à un statisticien, a paru suffisamment représentatif pour donner lieu à une analyse. Les chiffres qui s’en dégagent s’appuient sur des salaires versés à la semaine. A l’échelle hebdomadaire, ces salaires peuvent paraître importants, mais répartis sur l’année, ils sont loin d’être excessifs, compte tenu de la nature discontinue de l’emploi et des responsabilités propres à nos métiers. Ainsi ces chiffres font apparaître, pour ce poste de cadre (diplôme de La fémis BAC+5), un salaire mensuel médian* de 1 500 euros.

  • Lire l’étude analysant les revenus des scriptes sur le site Internet de LSA.

* Salaire médian : salaire tel que la moitié des salariés considérés gagne moins et l’autre moitié gagne plus.

Paris, le 28 juin 2013