"Louis Lumière, au secours !"

La Lettre AFC n°293

C’est par cette exclamation que Laurent Mannoni, directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque française, directeur du Conservatoire des techniques et membre consultant de l’AFC, termine un article où il s’émeut de la fin programmée de la projection cinématographique en salle telle qu’on la connaît depuis le 28 décembre 1895, date à laquelle a eu lieu la première séance publique payante du Cinématographe Lumière au Salon Indien du Grand Café à Paris.

Grand connaisseur parmi d’autres de l’histoire des techniques du cinéma, Laurent Mannoni est l’auteur d’un article publié sur le site Internet du magazine en ligne Mediakwest dans lequel il retrace le chemin qui, depuis le XVIIe siècle, a conduit au faisceau lumineux de la première projection publique du Cinématographe Lumière. Et ne manque pas de poser la question de savoir si le public sera toujours au rendez-vous après l’abandon du système projecteur-lumière-écran, âgé de plus de 120 ans, et les diverses les évolutions dues au numérique qui vont immanquablement mener à la vision des films sur une « une gigantesque télévision ».

Laurent Mannoni conclut son article en ces termes :
« Évolution, révolution, ou cette fois véritable schisme ? Le public, qui dispose déjà chez lui d’écrans de plus en plus grands, de Home Cinema plus ou moins bien réglé, et dans sa poche d’écrans téléphoniques de plus en plus définis, sera-t-il au rendez-vous ? L’avenir le dira mais, en face de ce tsunami approchant, on voudrait entendre les cinéastes, les techniciens, le public : avons-nous vraiment envie de renoncer à la projection ? Louis Lumière, au secours ! »

L’article débute ainsi :
Le cinéma, depuis sa naissance, a sans cesse évolué grâce à un certain nombre de révolutions plus ou moins brutales, parfois lentement assimilées ou au contraire très vite absorbées par l’industrie du 7e art.

Avènement du son, de la couleur, du relief, de la stéréophonie, de la grande vitesse, de la « caméra légère », de l’écran large, du Scope, de l’Imax, du numérique bien entendu, etc., autant de sujets importants qui scandent toutes les histoires classiques du cinéma. Le public a accueilli presque toujours avec faveur toutes ces évolutions, tout simplement parce qu’elles permettaient d’augmenter les sensations de l’œil, de l’oreille et de « l’entendement », selon l’expression des philosophes au temps de l’Ancien Régime.
Ces (r)évolutions étaient souvent souhaitables et compatibles, car elles répondaient ontologiquement à la vocation du spectacle cinématographique tel qu’il avait été défini en 1895 par Louis Lumière et par Georges Méliès l’année suivante : la projection d’images animées photographiques dans une salle obscure, devant un public (payant), la recherche de la réalité, de même que la création d’images nouvelles, parfois truquées, jamais vues auparavant. Le cinéma depuis 1895 s’est voulu toujours plus spectaculaire, plus immersif, que ce soit au point de vue de l’image, du son, des dispositifs.

Les lois de la prise de vues cinématographique ont d’abord été définies par le physiologiste Étienne-Jules Marey dès 1889. Sa caméra « chronophotographique » a permis l’entraînement au foyer d’un objectif, par intermittence, d’une bande sensible, dont les arrêts correspondaient à l’ouverture de l’obturateur. Cette bande sensible sur laquelle Marey enregistre toutes sortes de mouvements, c’est un film transparent, en nitrate de cellulose, fabriqué par Eastman pour son Kodak.
Louis Lumière en 1895 définit une autre loi décisive : s’il est perforé, ce film peut être projeté devant une large audience, au moyen d’une lanterne magique. Et ce spectacle peut rapporter de l’argent : moteur décisif pour précipiter la naissance de l’industrie cinématographique, incarnée alors par Charles Pathé et Léon Gaumont en France.

Entre Marey et Lumière, s’est glissé l’Américain Thomas Edison qui, lui, a essayé d’imposer un concept férocement égoïste : la vision de ces films 35 mm perforés pouvait aussi se faire en vision solitaire, à travers la lentille grossissante d’un kinétoscope. Ce dernier, importé en Europe en 1894, rencontra un succès de curiosité, avant de disparaître rapidement au profit de la projection de Lumière, bien plus généreuse et populaire. [...]

En vignette de cet article, chromo montrant une séance de Cinématographe de L’Arrivée du train en gare, 1896, collection privée