Madame Brouette

Coproduction franco-sénégalo-canadienne, ce film a été dédié par son réalisateur à notre ami Bertrand Chatry qui devait en assurer la photographie et qui nous a quittés au retour d’un repérage, il y a un peu plus de deux ans.

Cher Bertrand,
J’ai beaucoup de mal à parler de Madame Brouette. J’avais préparé un premier texte, je n’en veux plus.
Tu m’as transmis ce film voilà deux ans et je ne m’en suis toujours pas remis. Quand j’ai rencontré Moussa quelques jours après ton départ, j’ai tout de suite compris qu’on ne pouvait pas te remplacer. Les mots qu’il employait pour me parler de toi laissaient transparaître une telle complicité, une si grande affection que la tâche me semblait insurmontable.

Moussa Sene Absa et le comédien Aboubacar Sadikh Bâ
Moussa Sene Absa et le comédien Aboubacar Sadikh Bâ


Et puis " The show must go on "... et Moussa m’ayant choisi pour te succéder, j’ai embarqué sur le navire, mais pas seul : tu m’accompagnais.
Et puis, Anne m’avait dit qu’elle était heureuse que ce soit moi...
Tout au long de la préparation et du tournage, tu le sais, tu étais présent. Oh, tu te faisais discret, jamais tu ne t’es imposé ; mais ton sourire, ton humour, tes grandes ailes, qui t’embarrassaient parfois pour marcher comme l’albatros de Baudelaire, planaient au-dessus de Dakar, sans jamais toutefois nous faire d’ombre.

Les assistants opérateurs à l'arrière du camion caméra
Les assistants opérateurs à l’arrière du camion caméra

Les membres de l’équipe sénégalaise qui m’accompagnaient te connaissaient presque tous pour avoir travaillé avec toi sur Karmen Gei, réalisé par Joseph Gai Ramaka et sur Tableau ferraille de Moussa Sene Absa ; ils t’adoraient. Et j’ai eu la chance qu’ils m’adoptent, grâce en grande partie à Dominique Dehoua, mon chef électricien, et à Isabelle Quignaux, ma première assistante, qui ont su par leur gentillesse, leur grande humanité et leur professionnalisme se faire aimer d’eux.

René Vaysse, RVZ, nous avait confié, comme d’habitude, un matériel électrique parfait dont certains éléments étaient tout neufs. Nos électriciens sénégalais en étaient tellement touchés qu’ils l’ont surveillé et entretenu comme la prunelle de leurs yeux et qu’ils ont tenu à ce que nous envoyions une photo à René pour le remercier.

Dominique Dehoua, l'équipe électrique et moi : Merci René !
Dominique Dehoua, l’équipe électrique et moi : Merci René !

Comme chef machiniste, j’avais la chance d’avoir Arona Camara, qui travaille également comme chef électricien. Il nous a fourni une partie du matériel électrique et toute la machinerie. Il s’équipe peu à peu, en achetant du matériel d’occasion en France, et a créé une structure de location. C’est un excellent " pousseur de travelling " . Il possède même une grue qui nous a servi à plusieurs reprises. Lorsque je l’ai vue pour la première fois, démontée dans son local, j’avoue que j’ai eu des doutes sur son état et sur ses possibilités de fonctionnement. Ils se sont évanouis à la première utilisation.

Le chef machiniste Arona Camara
Le chef machiniste Arona Camara

Bien sûr, il n’est pas évident sur un tournage de mélanger les cultures et les habitudes de travail des Sénégalais, des Québécois et des Français. Leur frottement produit parfois des étincelles... Mais jamais au sein de l’équipe image.
Et Moussa ? Il avait décidé de me faire confiance. C’était peut-être difficile pour moi, mais pour lui, dont tu étais tellement proche, ce devait être encore plus insurmontable. Il ne m’a jamais mis en concurrence avec toi, fait sentir que j’étais une " pièce rapportée ". Il faut dire que c’est un homme très élégant, au propre comme au figuré.

Moussa Sene Absa et Isabelle Quignaux sur la grue
Moussa Sene Absa et Isabelle Quignaux sur la grue

Moussa a un sens visuel des couleurs très personnel ; rien d’étonnant à cela car il est peintre. De ce point de vue, la collaboration avec lui et avec le chef décorateur Moustapha Ndiaye, surnommé Picasso, était passionnante. Moussa voulait utiliser des couleurs " passées " pour les décors et les costumes, réservant des couleurs primaires plus fortes pour certaines scènes et décors, comme celui de la gargotte (où le bleu et le rouge éclatent au soleil), qui se trouve dans un village entièrement construit pour le film sur la corniche de Dakar ou comme pour la scène du prégénérique où les femmes de la " tontine " (association féminine d’entraide très fréquente en Afrique) portent des costumes jaunes.

Pendant qu'Isabelle vérifie le poil, les femmes continuent à danser...
Pendant qu’Isabelle vérifie le poil, les femmes continuent à danser...

La question des sources de lumière dans le champ est toujours un de mes " dadas " (je ne suis pas le seul...) ; pendant les repérages, j’ai observé comment les gens s’éclairaient dans les baraques en bois qui leur servaient de logis. En général, les ampoules nues et les tubes fluorescents dominent et j’ai donc décidé, en accord avec Moussa, qu’il en serait de même dans nos décors.

Moussa aime bien tourner les scènes en plan séquence, afin de permettre aux comédiens de s’exprimer totalement. La caméra ne bouge jamais sans raison et s’il y a de nombreux plans tournés à la main (et non au Steadicam comme mentionné au générique ; ce dernier, une version " vidéo " d’un loueur de Dakar, incomplet, est resté dans sa caisse), ce n’est pas par coquetterie mais pour être plus proche des comédiens dans certaines scènes. Merci Jean-Pierre Beauviala pour ton Aaton 35, une caméra qui est vraiment le prolongement de notre œil !

On n'est jamais trop nombreux pour mettre en place la Tulip
On n’est jamais trop nombreux pour mettre en place la Tulip

Pour des raisons de coproduction, les chemins empruntés par la pellicule ont été nombreux et, parfois, accidentés : développement par Centrimage à Paris, rushes en cassettes VHS (Moussa ne voulait pas les voir afin de ne pas être déprimé ; il avait bien raison en effet !), posproduction à Montréal et retour à Centrimage pour les copies françaises à partir d’un interpositif québécois. Il faut encore une fois dire que cette méthode a un grand inconvénient : des défauts rédhibitoires n’apparaissent pas sur les VHS (légers flous, ombres de perche, problèmes de zones de développement entre autres) et les découvrir au moment de l’étalonnage est extrêmement douloureux !

L’étalonnage chez Covitec Technicolor à Montréal fut épique : travail dans le désordre, car certaines bobines comportaient des plans truqués à Los Angeles qui arrivaient au compte-goutte, étalonneurs tombant malades (j’en ai eu trois en trois semaines), découverte les derniers jours que dans la dernière séquence, qui se passe au moment du coucher de soleil, le monteur avait cru bon d’insérer un plan de femmes tourné en plein soleil sur fond de ciel bleu... Bref, j’ai quitté Montréal le travail à moitié fini, en laissant des instructions qui n’ont pas toutes été suivies. J’ai quand même pu apporter de nombreuses corrections à Paris en encochant l’internégatif.

En dehors de ces quelques déboires, Madame Brouette est un film chaleureux qui conte l’histoire d’une femme sénégalaise qui cherche à s’en sortir malgré la mesquinerie du genre masculin et le machisme ambiant qui règne dans sa société.

Bertrand, je n’en ai pas honte, il faut te dire que mes yeux s’embuent en revivant les épisodes de ce film. A cause de toi, bien sûr, mais aussi en raison de la formidable chaleur humaine que j’ai ressentie là-bas, à la pointe de l’Afrique, de la ferveur avec laquelle l’équipe africaine travaillait, sans ego, sans mesquinerie, dans la vérité de nos rapports. Jamais l’équipe n’a voulu faire subir à Moussa ou à moi-même le contrecoup des problèmes qu’elle au eus avec la production ; et ça, je ne peux pas l’oublier.
Je sais que ce film n’est pas parfait. Quand je revois certaines images, je m’en veux parfois de ne pas avoir fait mieux, pour toi, pour te prouver mon affection, pour Moussa, bien sûr. Ce film est cher à mon cœur ; il le restera à jamais.
Merci, Bertrand, de me l’avoir confié.

Rien que pour ces sourires, je retournerais demain au Sénégal !
Rien que pour ces sourires, je retournerais demain au Sénégal !

Pour finir je laisse la parole à Moussa Sene Absa :

J’ai voulu creuser la nature de l’amour, savoir pourquoi certaines personnes restent trente ans ensemble et d’autres deux mois, et pourquoi certaines femmes décident qu’à trente-cinq ans elles ne veulent plus rien savoir des hommes ! Je voulais faire un portrait de ces femmes...

Dans ma société, les femmes jouissent de peu de considération. Elles n’ont pas véritablement de place et leur rôle est restreint à celui de faire des enfants. Elles subissent violence et humiliation. Souvent, elles ne peuvent divorcer car elles sont dépendantes financièrement.
Quand elles vieillissent, que leur corps se flétrit et que l’homme considère qu’elles ont fait suffisamment d’enfants, celui-ci leur impose une seconde épouse, plus jeune, vierge, et ce dernier recommence le même manège avec la nouvelle venue ! Beaucoup de mes amies se plaignent et ne veulent plus supporter cela. A 30 ou 35 ans, les femmes doutent et se remettent en question. Mais elles sont coincées. Et si par miracle, elles arrivent à en sortir, elles sont physiquement abîmées par les nombreuses maternités et ne trouvent pas de conjoint de leur âge car celui-ci recherche une femme vierge et sans enfants... Et à 30-35 ans, elles en ont déjà cinq ou six ! Leur rôle est très limité dans le temps. On ne les imagine pas à 70 ans et cela a un effet dévastateur sur l’image de la femme et sur la société toute entière ! Il faut en parler !

Pour moi la femme est sacrée. Je la compare à une perdrix. Du temps des cours royales, la perdrix était un animal sacré, utilisé dans les pratiques mystiques car il portait chance et bonheur. Mais cet animal ne devait pas être mangé par n’importe qui. Il fallait le mériter. Comme la femme. Il faut la mériter !

Équipe

2e caméra : Pierre Bara
1re assistante opérateur : Isabelle Quignaux
2e assistant : Adama Bassaninga
Stagiaire : Alié M’Baye
Chef électricien : Dominique Dehoua
Chef machiniste : Arona Camara

Technique

Pellicules : Fuji 250D et 500D
Matériel caméra : Cinécam, Moviecam et Aaton 35
Objectifs : Série Zeiss A, zoom Cooke 25-250 mm (Cinécam)
Matériel électrique : RVZ et Arona Camara
Machinerie : Arona Camara
Laboratoires : Centrimage (Paris) et Covitec Technicolor (Montréal)
Etalonneurs : Wladimir Zabransky (Montréal) et Leszek Niebylski (Paris)