Manu Dacosse, SBC, parle de son travail sur "Laissez bronzer les cadavres", d’Hélène Cattet et Bruno Forzani

La Lettre AFC n°295

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Le directeur de la photographie Manu Dacosse, SBC, vient de recevoir le Magritte 2019 de la Meilleure image (l’équivalent belge de nos César) pour son travail sur le film Laissez bronzer les cadavres, d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Une œuvre étrange, entre western et "giallo", adaptée du roman de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid. Retour sur ce film qui fait la part belle aux images colorées et à une mise en scène très pop. (FR)

C’est la troisième fois que vous travaillez avec ce duo de réalisateurs...

Manu Dacosse : Travailler avec Hélène et Bruno, c’est toujours pour moi un peu un retour aux sources. C’est avec eux que j’ai fait mon premier court métrage, puis mon premier long métrage (Amer, 2009). Si leurs références picturales, très fortes depuis les débuts, sont à chercher évidemment dans le cinéma italien des années "giallo" (celui de Mario Bava et de Dario Argento), pour ce troisième film, ils voulaient plutôt faire une sorte de western sensuel. On a évoqué par exemple Kill Bill : Volume 2. Le soleil est très présent, avec un ciel et une mer carrément bleu foncé... Polarisants bienvenus sur la caméra !
Je crois que cette obsession de la mer bleue vient surtout de Bruno, qui est originaire de Menton et qui me pousse à chaque film à aller encore plus loin dans cette voie. Je crois que cette fois-ci on y est allé très fort !

Comment préparent-ils leurs films ?

MD : Ils passent plusieurs mois avant le tournage à tout mettre sur le papier. C’est très agréable pour moi car le découpage, les cadres, tout est déjà indiqué précisément, avec un montage presque déjà déterminé de chaque scène. Je n’ai pour ainsi dire qu’à réaliser les cadres qu’ils ont dans la tête et les mouvements très précis, comme les panoramiques sur les visages, qui donnent à certaines scènes cet esprit western.

Et en lumière ? L’image est radicalement au centre du dispositif de mise en scène...

MD : Ils n’ont pas de demandes ultraprécises en matière de lumière. Ils me communiquent des idées d’ambiances qui marquent visuellement chaque partie du film. Plein soleil, intérieur nuit avec feu de camp, ciel gris et sombre, nuit grise avec pluie... C’est là que j’essaie de traduire l’ambiance du film qui a été décrite sur le découpage. Par exemple, il y a toute cette scène en nuit américaine très bleue dans la dernière partie du film. Là, je pars surtout de la couleur pour mettre au point l’ambiance. J’avoue ne pas être très fan des nuits très bleues, mais ça me plaît aussi d’aller dans des directions que je ne privilégierais pas naturellement. La chose marrante avec ce couple de réalisateurs, c’est que Bruno cherche à aller toujours vers une image plus dense tandis qu’Hélène tempère un peu ses ardeurs et me demande parfois de rajouter un peu de lumière ici ou là !

Comment avez-vous trouvé le décor principal, qui marque très fort l’emprunte visuelle du film ?

MD : Ils ont tiré partie de deux bonnes années de repérage pendant que le projet était en montage financier pour trouver le décor définitif du film. La Sicile et l’Espagne ont été un temps envisagées, mais c’est en Corse, dans un endroit perdu entre Calvi et l’Île-Rousse (près du village de Lumio), qu’on s’est installé. Un groupe de maisons en ruine complètement isolé, sans voie carrossable à moins de trente minutes par un chemin de la dernière route. Personnellement, je pensais que c’était un peu "too much" lors de ma première visite sur les lieux, au mois de mars. Notamment à cause du problème du transport de matériel, mais les choses se sont mises en place avec un héliportage et la reconstruction partielle d’une des maisons par l’équipe déco pour des raisons de possible effondrement.
Le film ayant été tourné en juin, on s’est quand même retrouvé avec quelques difficultés à mettre en boîte les nombreux plans où le soleil joue comme un personnage avec les autres comédiens. La course du soleil ayant radicalement changé entre les repérages et le tournage, on s’est retrouvé à faire des contre-plongées extrêmes pour compenser. Même en utilisant un outil de prédiction, on s’aperçoit que rien ne vaut la mise en place concrète d’un plan sur le décor...

A l’image de l’affiche, de nombreuses séquences de fantasmes en silhouettes marquent le film...

MD : Oui, ces séquences ont été assez compliquées à gérer pour moi. Pour obtenir des silhouettes parfaites en extérieur jour plein soleil, il ne suffit pas de tourner simplement à contre-jour comme on pourrait l’imaginer. Le niveau lumineux est tel avec l’ensemble des réflexions sur la terre, sur les pierres, qu’il faut absolument essayer de tout bloquer à la face caméra pour assombrir au maximum le sujet. On a donc fabriqué des tentes noires, mais le vent côtier ne permettait pas de faire ça sur une échelle de plan plus large que pour une personne dans le cadre. Pour tous les plans un peu large, j’ai posé bien entendu pour le ciel, en sous-exposant au maximum les comédiens, et l’équipe de postproduction chez Mikros s’est chargée de faire du rotoscoping pour détourer les silhouettes et les assombrir jusqu’au noir. Je me souviens notamment d’un plan sur Elina Lowensohn, dans la première séquence en silhouette du film, qui se retrouve couverte de peinture dorée et qui soudain est éclairée par le soleil. Impossible pour moi sur place d’obtenir plus qu’un Arrimax 1 800 W pour les raisons d’héliportage du matériel que j’ai évoquées. Une source dont la puissance ne me permettait absolument pas d’obtenir l’effet en extérieur jour plein soleil. La solution est venue avec une combinaison de miroirs, réfléchissant le soleil sur la comédienne.

Tout a été tourné en Corse ?

MD : Tous les extérieurs, ainsi que quelques décors comme la boucherie ou le bar. Mais tout le reste a été construit en Belgique, en studio. C’était l’autre défi de ce film, raccorder de manière crédible les entrées de lumière très puissantes du soleil méditerranéen de juin. Pour cela, j’ai utilisé en source principale un Studio T12 Arri qui tapait sur la terrasse et qui éclairait le patio et l’entrée, tandis que neuf petits 350 W donnaient des points lumineux et des rais de lumière dans les pièces. C’est amusant car je n’avais pas du tout prévu au départ d’utiliser cette série de petits projecteurs, c’est en déplaçant une source au moment du pré-light qu’on s’est aperçu de l’effet et qu’on l’a gardé !

Parlez-moi de la séquence du bar, avec les deux policiers en cuir...

MD : Ce lieu était difficile pour moi. Un décor naturel, vraiment sans charme, avec des murs blanc... et une lumière intérieure assez glauque. J’ai essayé de garder le plus de choses dans l’obscurité possible, en attaquant super dur avec une lumière latérale (le 1 800 W Arrimax), un peu dans le style de Clint Eastwood et Tom Stern. C’est dans ce genre de situation que l’on apprécie de travailler en pellicule, car je trouve que le film encaisse beaucoup mieux ce genre de lumière dure que le numérique. En outre, Hélène et Bruno étant très précis sur leur découpage, ça m’a permis de construire beaucoup plus la lumière. Travailler en lumière dure, j’aime aussi beaucoup ça, mais honnêtement, avec une caméra qui bouge et qui doit suivre des comédiens sans restriction d’axes, tout le monde sait que c’est quasiment impossible. C’est pour ça que la lumière douce est devenue si populaire depuis tant d’années.

Avec quel matériel caméra avez-vous tourné ?

MD : Tout a été fait en Arri 416, une super caméra ! Niveau optique, du classique : Arri Ultra 16 et Ultra Primes en complément de série. J’ai aussi pas mal utilisé le petit zoom Angénieux 7-80 mm, qui est vraiment parfait pour ces petits travellings optiques qu’on remarque dans le film. Tous les extérieurs ont été tournés en 50D, qui me semble être la plus belle pellicule sur le marché. Les couleurs sont splendides et la structure d’image, même en Super 16, tient vraiment la route. Je pense d’ailleurs que la voie royale pour un film, encore aujourd’hui, c’est d’utiliser de la 50D pour tous les extérieurs jour et de passer en numérique pour les nuits. Sur Laissez bronzer les cadavres, j’ai tourné néanmoins en 500T, en la surexposant un peu pour diminuer le grain.

D’un point de vue logistique, c’est un peu l’aventure en Corse. Pour éviter les avions et les risques de rayons X, on a fait transiter la pellicule exposée par bateau vers Nice, puis par train jusqu’à Bruxelles au laboratoire Studio l’Equipe, qui a fait un superbe boulot. Les quatre premiers jours ont été livrés assez vite pour éviter de partir sur une mauvaise direction, et par la suite on recevait des rushes tous les trois jours. Sur la qualité des rushes, la question du kinescopage 4K s’est posée, mais honnêtement, après des tests comparatifs avec le 2K, on ne voyait pas vraiment la différence...

La Méditerranée, l’été : une mer d’azur, un soleil de plomb... et 250 kilos d’or volés par Rhino et sa bande ! Ils ont trouvé la planque idéale : un village abandonné, coupé de tout, investi par une artiste en manque d’inspiration. Hélas, quelques invités surprise et deux flics vont contrecarrer leurs plans : ce lieu paradisiaque, autrefois théâtre d’orgies et de happenings sauvages, va se transformer en un véritable champ de bataille... impitoyable et hallucinatoire ! 

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)