Maurice, l’artisan

Par Pascal Fellous

La Lettre AFC n°254

Maurice. Ici je l’appellerai Maurice, parce que c’était une convention entre nous : sur les quelques tournages que nous avons partagés, il n’y avait plus de père ou de fils, mais deux techniciens travaillant côte à côte, Maurice et Pascal.

Il y a quelques semaines, son menuisier lui disait : « Vous avez eu un métier formidable », et Maurice de lui répondre : « Mais non, menuisier, c’est bien plus beau que chef opérateur, le bois c’est bien plus noble qu’un projecteur. » Dans sa jeunesse d’opérateur, il participa avec passion à des films industriels, descendant par exemple dans les mines de Decazeville pour filmer les mineurs dont il se sentait proche, lui qui avait commencé avec un CAP de tourneur-fraiseur. Pour Maurice, un CAP d’ouvrier valait bien un César.

Après avoir gravi les marches, son nom se fit plus gros sur les génériques mais il n’aimait pas le titre de directeur de la photo. « Parce qu’on ne dirige pas la photo, c’est ridicule », disait-il. Il lui préférait le titre de chef opérateur, non pas pour "chef" mais pour "opérateur", qui lui rappelait son passé à l’usine avec des compagnons. C’était cela Maurice, la modestie ancrée au plus profond. Quand je le félicitais encore récemment sur le noir et blanc du film Le Septième juré réédité en DVD. Il me répondait : « J’étais un gamin, tu imagines ? Mon quatrième long métrage. Alors je n’y étais pour rien, c’était un miracle, les projecteurs se plaçaient tous seuls. » Voilà, c’était Maurice, quand c’était bien, il n’y était pour rien, mais quand c’était moins bien, il en portait le fardeau à jamais, comme un artisan cordonnier qui aurait raté un soulier.
Alors, il admirait le travail des autres : Henri Alekan, Pierre Lhomme, Ghislain Cloquet, Philippe Rousselot, qu’il considérait comme des artistes. A l’occasion des 50 ans des Tontons flingueurs, la journaliste de L’Express lui demanda : « Et maintenant que faites-vous ? ». Il répondit : « Je regarde les films des autres à la télé et je me dis que j’aurais pu mieux faire. ». Une indécrottable humilité, agaçante et si sincère.

Maurice n’était pas cinéphile. Habitant la campagne, il est allé finalement très peu au cinéma. Son truc à lui, c’était le plateau, participer à un travail d’équipe pour sculpter la lumière, voir le "rouge" s’allumer, entendre "Moteur !" cinquante fois par jour, visionner les rushes, toujours avec inquiétude, enfin, sentir l’odeur des révélateurs dans les labos.

Maurice était aussi un travailleur acharné, se levant et se couchant avec le soleil. Je ne l’ai jamais vu se reposer. Ses proches, nous aurions aimé qu’il se pose parfois, mais non, il fallait toujours qu’il ait dans la main un marteau, un tournevis, ou mieux, une caméra ou des objectifs.
Maurice avait commencé sa carrière en 1946 comme mécanicien d’entretien des caméras aux Studios de Saint-Maurice. C’était l’époque où les caméras n’étaient pas des ordinateurs, mais faites de bons vieux engrenages. Tout au long de sa carrière, les caméras, il ne les touchait pas, il les caressait. Combien de fois avons nous monté et démonté le Caméflex et briqué les objectifs Cooke dans le salon familial ?

Avec son frère Roger, il se rendaient toujours disponible pour Pierre Angénieux ou Jean Dicop [1], pour tester et améliorer des prototypes d’objectifs. Bricoler des glaces semi-transparentes, jouer avec les bonnettes, inventer toujours et encore, à l’époque où la postproduction numérique n’était pas d’actualité.
Sur Le Pacha, en extérieur nuit, le groupe électrogène tomba en panne. A l’époque, les pellicules affichaient péniblement 400 ISO. Sans lumière artificielle, point de salut. Alors Maurice proposa que toute l’équipe se déplace le long des Galeries Lafayette pour profiter des vitrines de Noël et éclaira Gabin à la face avec juste une torche alimentée par une batterie de voiture. C’était aussi ça, Maurice : l’artisan débrouillard.

Il était un serviteur acharné du désir de lumière des réalisateurs, Lamorisse, Lautner, Cayatte ou Molinaro. « C’est une connerie », disait-il, « il faut servir la star, on a moins de problème. » Mais s’il devait aujourd’hui entrer sur un plateau, il se mettrait à nouveau au service du réalisateur.

Il a éclairé les plus grands de sa génération : Gabin, Delon, Ventura, Rochefort, Brasseur, Carmet, Marielle, Jean Yanne ou Pierre Richard et, bien sûr, Bernard Blier, pour lequel il avait une affection toute particulière.
Il avait la réputation de magnifiquement éclairer les actrices : Girardot, Birkin, Mimsi Farmer, Miou Miou, Rita Hayworth et bien sûr Mireille Darc, égérie de Lautner et Audiard.
Assis au pied de la caméra pour toujours être dans l’axe optique, il leur adressait un petit signe imperceptible entre deux prises pour qu’elles modifient leur position d’un ou deux degrés et améliorent ainsi leur photogénie naturelle. Mais je crois que derrière la passion d’illuminer ces actrices, c’est le visage de sa maman, décédée quand il avait treize ans, qu’il éclairait secrètement.

Au stade où nous en sommes, bien sûr il faut évoquer "La bande à Lautner", dont il fut un membre éminent. Pour Georges, il éclaira vingt-trois longs métrages dont un nombre incalculable de comédies qui continuent à vivre, génération après génération, sur la petite lucarne. Pour quelques éclats de rire "façon puzzle", rappelons Les Tontons flingueurs, Les Barbouzes, ou Ne nous fâchons pas. Mais en vérité, Maurice préférait éclairer les drames : Galia, Le Septième juré, Mourir d’aimer, Le Pacha, Les Seins de glace, et j’en oublie sûrement.

J’évoque là les meilleurs moments. Mais dans toute carrière, il y a des hauts et des bas. Dans ces périodes plus difficiles, il fit preuve comme toujours d’une humilité d’artisan. Je le vis même éclairer le tirage du Loto sans aigreur. « Il n’y a jamais de honte à nourrir sa famille », disait-il. Et je dois rendre ici hommage à " Ray " son épouse, ma mère, avec qui il partagea sa vie pendant 58 ans. Il n’y a pas de technicien de cinéma sans épouse, dans les bons et les mauvais moments.
Maurice, c’était aussi un incroyable passeur. Jamais il n’oublia que son frère aîné Roger lui avait mis le pied à l’étrier. Alors il n’eut de cesse de transmettre, donner leur chance aux plus jeunes. Permettre à ses assistants de passer cadreur, laisser son équipe se faire la main et s’amuser à éclairer quelques plans sur les tournages, c’était de sa part un cadeau sincère.

A la fin de sa carrière, de jeunes réalisateurs l’appelaient pour éclairer leurs courts métrages, il s’en faisait une joie. Se rendre au Micro Salon, organisé chaque année par l’AFC à La fémis, pour découvrir de nouveaux matériels était un plaisir.
Il était un enfant de la pellicule comme on est un enfant de la balle. Quand nous parlions des caméras actuelles, et que nous évoquions les rushes stockés sur de minuscules cartes numériques, il me disait : « Mais où sont les images, où se cachent-elles ? Pour moi c’est un mystère. » A quatre-vingt-cinq ans, il déménagea son matériel au foyer rural de son village pour le faire découvrir aux jeunes de 7 à 77 ans avec un immense succès.

C’est la fin d’une histoire. Le dernier jour. Mon Père est allongé dans l’ambulance qui l’emmène à l’hôpital. Je regarde son visage, son regard est trop flou pour un chef opérateur. En travelling, nous traversons les champs de colza en fleurs, magnifiques sous le soleil. Maurice aurait sûrement dit : « Ce dernier plan séquence en travelling, j’aurais pu mieux le filmer. » Moi, je le trouve magnifiquement étalonné.

  • Lire ou relire l’article d’Isabelle Scala et Jean-Noël Ferragut, AFC, sur Maurice Fellous.
  • Lire ou relire l’interview de Georges Lautner parlant de Roger et Maurice Fellous.

(En vignette de cet article, Maurice Fellous, chez lui à Pontchartrain en 2009 - Photo Jean-Noël Ferragut)

[1Jean Dicop, ancien assistant d’Armand Thirard – comme Roger Fellous –, était opticien chez DIC et l’inventeur du procédé Franscope.