Merde

de Leos Carax, un des trois chapitres de "Tokyo !" photographié par Caroline Champetier, AFC

Tokyo ! est une trilogie cinématographique ayant pour décor la ville de Tokyo. Trois réalisateurs évoquent la capitale japonaise par des moyens métrages très personnels : Michel Gondry avec Interior Design, Leos Carax avec Merde et le Coréen Joon-ho Bong avec Shaking Tokyo.
Caroline Champetier – collaboratrice de Jean-Luc Godard, Jacques Doillon, Benoît Jacquot, Xavier Beauvois, Nobuhiro Suwa et, récemment, d’Amos Gitaï et de Naomi Kawase – signe la photo de Merde et nous parle de sa première collaboration avec Leos Carax.
Leos Carax, à droite, et Caroline Champetier - sur le tournage de <i>Merde</i>
Leos Carax, à droite, et Caroline Champetier
sur le tournage de Merde


J’ai été approchée, pour travailler avec Leos par l’une des productrices japonaises initiatrices du projet de Tokyo !, Michiko Yochitake, avec laquelle j’avais travaillé sur deux films (H Story et Un couple parfait). La collaboration avec Carax a été une expérience revitalisante.
C’était en fait la première fois que je travaillais avec un " grand dreamer ". La plupart des réalisateurs avec lesquels j’ai tourné sont des réalistes, ils croient au réel. Leos n’en a rien à faire, il fabrique un monde et cela m’a, au sens littéral, transportée. Merde – c’est son nom ! - est un monstre de cinéma entre Artaud et Godzilla, Godzilla étant une figure importante dans la cinéphilie de Carax, comme les monstres de Mabuse et Murnau…

Quand je dis monstre, en fait c’est une créature, c’est-à-dire un mythe entièrement fabriqué par le metteur en scène. Cette créature imaginaire est magnifiquement interprétée par Denis Lavant et leur collaboration, qui coure depuis le premier film de Carax, participe à l’émotion que l’on ressent en voyant Merde.
Le travail de Denis est ahurissant de précision, de générosité, c’est un travail très physique car il incarne la créature avec tout son corps : la démarche, les expressions, la langue totalement inventée, qu’il ne parle qu’avec son avocat, le deuxième personnage principal interprété par Jean-François Balmer. Ils avaient trois heures de maquillage chaque jour : perruque, ongles très longs sur les mains et les pieds, un œil de borgne en verre comme Lon Chaney…

Merde vit dans les égouts de Tokyo et sort de temps à autre pour terroriser les tokyoïtes. Soit d’une manière ludique comme dans le premier plan du film – arracher des pétales de fleurs et les manger car il ne se nourrit que de fleurs, particulièrement des chrysanthèmes réservées à l’empereur –, arracher leurs cigarettes aux bannis qui fument sur les trottoirs, lécher les aisselles des jeunes filles ou plus dangereusement balancer des grenades dont il a trouvé, dans les égouts, un vieux stock datant de la guerre du Tonkin.
Le ton du film est là, dans ce premier plan très provocateur, insolent, violent. C’est aussi une charge contre le racisme, puisque c’est le récit d’une altérité absolue. Le lien avec Leos me semble clair, l’identification au personnage se traduit jusque dans cette figure presque christique par durant l’arrestation dans les égouts, où nu, il est entraîné par une brigade d’homme noirs et casqués armés de laser et de torches.

Comment avez-vous construit ce personnage d’un point de vue esthétique et quels ont été les choix techniques qui en ont découlé ?

Même si ce film est totalement revisité par les mythes du cinéma, il reste un film au budget moyen. Leos Carax souhaitait une caméra proche de la créature. Une autre chose aussi qui a compté dans le choix esthétique et technique, c’est un retour au cinéma pour Carax, il lui fallait, sans doute, une autre approche qu’un tournage classique avec tout le barnum !
Je lui ai donc proposé d’essayer avec ma petite Panasonic DVX 100. C’est une caméra que j’aime beaucoup, je l’ai utilisée pour le film de Benoît Jacquot A tout de suite et Promised Land (Terre promise d’Amos Gitaï. C’est devenu un outil personnel ; on parle de caméra de poing mais pour moi, c’est plutôt une caméra de cœur.
(Caroline joint le geste à la parole en rapprochant ses deux mains à la hauteur de son cœur… BB)
Avec mon assistant de l’époque, Emile Dubuisson, nous l’avions allégée, elle n’a plus de visée, seulement un écran LCD et surtout nous avons fabriqué un système de point qui n’existait pas encore, qui me permet de faire le point et le diaph en même temps.
C’est Yves Angelo, sur le film de François Dupeyron Inguélézy, qui m’a fait découvrir la DVX 100, j’avais trouvé l’image incroyable par rapport à la taille de cette caméra. J’ai eu malgré tout un léger doute pour Merde, je voulais que les questions de matière ne se pose pas et c’est Mathieu Leclercq (le directeur technique chez Mikros Image) qui m’a vraiment poussée. Ils ont d’ailleurs fait un travail de restitution des deux formats que j’ai choisi, d’une très grande finesse.
Pendant les tout premiers essais avec Denis Lavant, Carax a vraiment flashé sur cette caméra qui permet une légèreté, une fluidité par rapport au déplacement des comédiens, en fait, un autre regard…

Tu as, pour certaines séquences en studio, mélangé deux caméras, ça n’était pas un peu risqué ?

Non, toujours grâce au travail de Mikros. On a utilisé la Varicam car il y avait des incrustations à faire dans l’image, des effets spéciaux aussi pour les explosions, la fumée, ils ont cherché la LUT qui convenait le mieux, au début, je n’étais pas très satisfaite, trop de contraste, trop de grain et puis Mathieu a réussi un shoot 2K vraiment bluffant, d’une transparence incroyable et on passe d’un support à l’autre sans problème.

Le premier plan du film est assez compliqué, tu l’as tourné intégralement en direct, sans trucage ?

Oui, c’est un panoramique sur la ville, puis on descend le long d’une avenue, on croise des trains, puis on remonte une autre avenue pour arriver sur une bouche d’égout d’où sort le monstre. Ce plan a été tourné avec la Panasonic Varicam et un zoom monstrueux. Leos avait une idée très dessinée de ce plan. C’est quelqu’un d’absolument précis. Il a aussi beaucoup travaillé les décors en studio où sont tournés le procès, la prison, la pendaison. L’intérieur des égouts est par contre un décor naturel. Le chef décorateur japonais Isomi San est un grand artiste, il a fait un travail très subtil sur les couleurs, les matières…
Mais ce qui était formidable, c’est l’œil de Leos ; il a une pulsion scopique incroyable, il voit tout à l’image près, et au point de couleur près. Au montage, ils ont ajouté des images blanches pour les explosions, il voyait lorsqu’il y en avait deux au lieu d’une !

Vous étiez, avec Leos Carax et les comédiens, les seuls français ?

Oui, mon équipe était japonaise, j’avais un " gaffer " extraordinaire. Ils sont extrêmement précis, je pouvais être sûre d’avoir exactement les bonnes températures de couleur sur chaque source… Par contre les assistants caméra ne sont pas tellement rôdés au numérique, contrairement à ce que l’on pourrait croire. C’est une culture tout en paradoxe, à la fois la modernité et la tradition, ils n’ont pas du tout la culture du retour au film d’après une origine numérique. Je me suis sentie assez seule avec les caméras.

Caroline Champetier, au centre - sur le tournage de <i>Merde</i> de Leos Carax
Caroline Champetier, au centre
sur le tournage de Merde de Leos Carax

Ce film, même s’il ne dure que 40 minutes, est un vrai film et t’a permis de découvrir un metteur en scène hors du commun…

Il a très bien su se servir de moi. Il est, certes, mélancolique mais aussi d’un humour et d’une intelligence incroyables. Sa " vision " oblige un directeur de la photo à être toujours en alerte. Il a une exigence qui oblige à fonder une structure entre son regard et le nôtre. J’ai beaucoup appris avec lui et aussi par rapport au montage ; sa monteuse, Nelly Quettier, a fait un travail magnifique, notamment pour les scènes du procès. Il y avait beaucoup de matière et ils ont créé des " split screen " avec parfois trois images dans le même plan ; j’étais comme une vierge effarouchée devant ces " split screen ". Pour moi, le cinéma, c’est une seule image, mais ils ont réussi une circularité entre les plans assez étonnante et qui m’impressionne à chaque nouvelle vision du film.
Cependant, je sais que nous n’aurions pas obtenu ce résultat sans la ténacité des techniciens de Mikros et du laboratoire Arane, avec eux j’ai le sentiment que chaque film est un terrain d’expérimentation, l’impossible devient possible, tout se résout, je sais que j’ai l’œil, mais ils ont eux une écoute incroyable, sans laquelle l’œil ne serait pas grand-chose.

Les comédiens : Denis Lavant, Jean-François Balmer, Kaori
Le chef électricien : Toru San
La directrice de postproduction : Christina Crassaris
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Caroline Champetier - sur le tournage de <i>Merde</i> de Leos Carax
Caroline Champetier
sur le tournage de Merde de Leos Carax