Où Paul Guilhaume et Sébastien Lifshitz parlent des images des "Vies de Thérèse"

La Lettre AFC n°265

Thérèse Clerc est morte le 16 février 2016. Elle était l’une des premières militantes féministes de Mai 68. Thérèse est morte à l’âge de 88 ans. Le film dont nous allons vous parler est son dernier acte militant. Car c’est elle qui en a eu l’initiative…

Après avoir témoigné dans le magnifique documentaire Les Invisibles, Thérèse Clerc se lie d’amitié avec le réalisateur, Sébastien Lifschitz. Ils vont se voir régulièrement pendant trois ans et puis Thérèse, qui va bientôt mourir, demande à Sébastien de la filmer. Un acte militant puisqu’elle dit très joliment au début du film : « On ne voit jamais la vieillesse à l’écran et on ne parle pas de la mort ».
C’est avec bonheur qu’elle ramène ces notions dans le champ politique et le domaine public dans le très émouvant film de Sébastien Lifschitz, Les Vies de Thérèse. Le réalisateur a su honorer, avec une grande justesse et une profonde tendresse, le généreux souhait de Thérèse.

Les Vies de Thérèse est sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs et sera projeté sur la Croisette le 16 mai, puis au Forum des images le 4 juin. Le film sera ensuite diffusé sur Canal+ à la rentrée prochaine.

Il est bien difficile de parler après la projection de ce documentaire, tout du moins de son aspect technique. Ce qui nous intéresse, c’est de rester silencieux, de rester dans l’émotion pure, de laisser résonner ce que Thérèse nous a donné.
Difficile aussi de résister au désir de parler avec le réalisateur. Un court entretien avec Sébastien Lifshitz suit l’interview avec Paul Guilhaume ci-dessous.

Sorti de la promotion Image de La fémis en 2014, Paul Guilhaume a travaillé avec Léa Mysius (même promotion, section scénario) sur le moyen métrage L’Ile jaune, tourné en 16 mm anamorphique et pour lequel il obtient le Prix de la meilleure photo au festival de Clermont-Ferrand en 2016. (BB)

Thérèse Clerc et sa petite fille dans "Les Vies de Thérèse", de Sébastien Lifshitz - Photogramme des "Vies de Thérèse"
Thérèse Clerc et sa petite fille dans "Les Vies de Thérèse", de Sébastien Lifshitz
Photogramme des "Vies de Thérèse"

Comment relever ce défi ? Comment filmer, à quelle place ? Qu’est-ce qu’on peut montrer ?
Les Vies de Thérèse est tourné en six jours, répartis sur six semaines. Paul Guilhaume se souvient que Thérèse savait créer le contact avec tout le monde. Ce tournage en petite équipe – réalisateur, chef opérateur du son (tour à tour Yolande Decarsin et Clément Laforce), et opérateur – a été teinté de joie et de tristesse.
A la caméra, il fallait trouver l’équilibre pour que l’image n’interfère pas avec l’émotion du récit. En partant de l’idée que "le visage est un paysage", le film se construit dans une grammaire de plans serrés, au plus près du regard de Thérèse. C’est ce visage qui constitue le récit, le voyage intérieur, il parsème l’écran de ce qu’elle voulait donner à voir et que personne n’ose montrer.
Paul et Sébastien souhaitaient filmer ce visage marqué par le temps avec un regard doux.

Quelle caméra, quelles optiques vont être à la hauteur ?
La caméra qui offre des tons de peau justes, qui est belle pour les visages, ce sera la Sony F5. Elle sera couplée avec une série vintage Zeiss Super Speed MK1, très douce, prêtée par Yorgos Arvanitis.

Paul Guilhaume : « Ils sont ronds, doux, la peau n’est jamais brutalisée, ils cassaient une définition dont nous n’avions pas besoin la plupart du temps. Un zoom Angénieux Optimo 28-76, bien plus "performant", complétait la liste. Mais ces focales fixes correspondaient bien au désir de Sébastien de "fictionnaliser" l’image, avec des flous marqués et des focales longues, des cadres assez composés. Il vient de la photographie, il est très précis sur les placements de caméra, et identifie immédiatement ce qu’il aime ou pas dans une image. C’est peu fréquent en documentaire, mais la focale de référence est vite devenue un 85 mm ouvert à 2.8. Le flou de cette série donne aux arrière-plans une texture qui rappelle presque celle de l’anamorphique. Cela renforce la picturalité de l’image, la déréalise légèrement. »

La caméra raconte et interprète des situations par son placement, par sa hauteur…

PG : « L’une des forces de Sébastien est qu’au moment même où la situation se déroule, il a souvent compris quel récit il allait en faire. En général, on arrive sur place et très vite il dit : "Pour moi la situation est celle-ci..." Il met des mots, des concepts, sur ce qu’on va filmer. Et moi je n’ai plus qu’à interpréter ces mots en image. Il a toujours ce souci de penser ce que l’on filme et cela lui permet d’orienter un point de vue tranché très tôt dans le tournage. »

Est-ce parfois la lumière qui détermine la place de la caméra ? Les contre-jours existent grâce aux lampes du décor ou grâce à une fenêtre.

PG : « Nous ne filmions presque qu’en intérieur. De jour, le travail de la lumière se résumait au placement de la caméra et parfois du sujet, au choix de diaphragme et de la sensibilité. Pour certaines scènes de nuit j’ai installé des variateurs dans l’appartement de Thérèse, et disposé des lampes en papier hors-champ. Pour la scène de discussion entre les enfants, nous avons ajouté une boule chinoise avec une ampoule domestique de 150 W sur variateur. Mais au final, j’ai plus éteint des lumières que je n’en ai ajoutées. On voulait rester dans une sorte d’écrin, créer une intimité par l’image alors on tendait à assombrir les arrière-plans. Mais nous nous posions souvent la question de la lumière juste pour filmer cette femme âgée et si belle. Filmer la vieillesse avec poésie. Sans virer dans l’esthétisation, il ne fallait surtout pas être trop cru. »

Le film est une confrontation avec le passage du temps.

PG : « Oui, nous avons travaillé autour de la question de la durée des plans qui devait faire écho avec cet autre temps qui est celui de la vieillesse. Il fallait ressentir ces moments de solitude et le silence qui va avec. On a fait de très longs plans, pendant son goûter, dans la salle de bain. Ce travail a été poursuivi au montage avec Pauline Gaillard. Et Sébastien a su trouver l’univers sonore et visuel pour ce récit. »

Cela s’appelle faire du cinéma !

PG : « Et j’ai eu beaucoup de chance de faire un film comme celui-là ! »


Entretien avec Sébastien Lifshitz, réalisateur du film Les Vies de Thérèse.

Comment construit-on un récit lorsque le sujet du film est un témoignage aussi intime ?

Sébastien Lifshitz : Je ne savais pas quelle forme aurait ce film, je n’avais pas de structure au départ. Tout était fragile… Je savais que la question du passé serait incontournable mais il ne fallait pas que je reproduise le geste des Invisibles où j’avais déjà évoqué le récit de la vie de Thérèse. Il fallait parcourir son existence mais de façon différente pour que ce récit trouve une forme propre.

Nous avons commencé le tournage en janvier de cette année. Thérèse était déjà affaiblie. Les jours où nous tournions, elle avait besoin de pauses. Le sommeil était une part très importante de son quotidien et je l’accompagnais souvent dans sa chambre. Je la regardais dormir. C’était des moments fabuleux car elle était complètement détendue, en paix avec elle-même, comme dans un refuge. Parfois elle souriait en dormant, elle était magnifique. J’ai compris que je devais la filmer pendant qu’elle dormait et que ça deviendrait un motif récurrent.

Je l’ai filmée dans un moment très particulier de sa vie. Elle se savait condamnée, elle devait accepter d’aller vers la mort, et en même temps, la vie était toujours là. En la regardant dormir, je me demandais : « A quoi pense-t-elle ? » Très vite, j’ai eu l’intuition de construire un récit plus mental en utilisant le sommeil, les rêves et les pensées de Thérèse – une sorte de rêverie dans le passé – qui viendrait se mêler au présent immédiat.

Les différentes séquences possibles avec elle étaient très limitées. Son quotidien était réduit à son appartement et aux visites à l’hôpital. On savait que ce serait un film très intimiste, que nous ne filmerions que les petites choses du quotidien, comme manger une mandarine, attacher ses cheveux avec une barrette, traverser une pièce… Mais toutes ces petites actions prenaient étrangement une force inouïe, due à sa seule présence, mais aussi à cause de la vitesse de chacun de ses gestes, qui avaient leur propre inertie, et qui, du coup, devenait magnifique.

Le propos du film a quelque chose de très universel. Nous avons tous vécu, à un moment ou un autre, la perte d’un être proche. Accompagner Thérèse dans ces derniers moments a été une expérience bouleversante. Le film est une sorte d’épure et de simplicité qu’on a cherchées à la fois par la mise en scène et par le montage, pour traduire cette idée simple d’une fin de vie où le temps est compté et que tout ce qui reste, ce sont les petites choses presque insignifiantes. Il a fallu trouver la distance juste, ne jamais être voyeur, trouver comment honorer le désir de Thérèse. Dans Les Invisibles, c’était une femme forte, presque guerrière, mais là, elle était à nu, dépouillée de tout. C’est ce qu’elle demandait pour ce film, se montrer à nu, montrer la fatigue de son corps… sans barrière, sans carapace.

BB : Comment avez-vous articulé les images du temps présent, les images d’archives et les images poétiques ?

SL : Nous n’avons jamais gardé la parole de Thérèse en "in", seulement dans les scènes du quotidien, pour ne pas reproduire le dispositif des Invisibles. Il fallait une forme plus poétique. Quand je tourne, je suis sans arrêt en train de monter simultanément dans ma tête. En documentaire, c’est essentiel. Les plan-séquences ne marchent pas toujours. Cela demande beaucoup de concentration car je dois en même temps rester présent à ce que l’on filme. A force de regarder et d’écouter Thérèse, le désir de plans poétiques m’est apparu. Avec Pauline Gaillard, la monteuse du film, nous avons cherché dans les images d’archives des plans de nuages, d’herbes hautes, d’écume et de vagues, comme pour revenir aux premières sensations de la vie : la beauté d’un ciel, la puissance de la lumière ou d’un paysage. Trouver des évocations qui ne collent pas à la parole de Thérèse mais qui créent plutôt des résonances, pour mieux construire un récit poétique.

Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC