Où la directrice de la photographie Isabelle Razavet parle de sa collaboration avec Solveig Anspach sur "L’Effet aquatique"

L’émotion colore cet entretien accordé par Isabelle Razavet, complice de cinéma et d’amitié de Solveig Anspach, décédée l’été dernier. L’Effet aquatique, son sixième long métrage, vient compléter ce que la réalisatrice appelait « sa trilogie fauchée », après Back Soon, et Queen of Montreuil. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs au 69e Festival de Cannes, le dernier film de Solveig Anspach traduit magnifiquement ce qu’elle voulait transmettre de sa notion du bonheur.
Solveig Anspach, Islande - DR
Solveig Anspach, Islande
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Isabelle Razavet rencontre Solveig Anspach lors de leurs études communes à La fémis. Elle collabore avec elle pour la plupart de ses films, fictions et documentaires. Isabelle nous confie : « Avec Solveig, ce fut une traversée commune de cinéma et de vie mêlés. Elle a constitué une famille autour d’elle et nous sommes devenus ses accompagnateurs de désir de cinéma et de vie. Pour pouvoir créer, elle avait besoin de cette relation de confiance, tellement essentielle à tout rapport et créativité. Cette confiance donnait à ses acteurs et collaborateurs la possibilité de se révéler. Avec grâce et fermeté, elle savait susciter le désir et accueillir les propositions ». (BB)

Samir, la quarantaine dégingandée, grutier à Montreuil, tombe raide dingue d’Agathe. Comme elle est maître-nageuse à la piscine Maurice Thorez, il décide, pour s’en approcher, de prendre des leçons de natation avec elle, alors qu’il sait parfaitement nager. Son mensonge ne tient pas trois leçons – or Agathe déteste les menteurs ! Elle s’envole pour l’Islande où se tient le 10e Congrès International des Maîtres-Nageurs. Samir n’a d’autre choix que de s’envoler à son tour...
Avec Samir Guesmi, Florence Loiret Caille.

Le regard amoureux
Un regard amoureux sur les êtres et les choses était le fondement de notre accord commun. Et à la fin de sa vie, la question de la douceur, de la tendresse, de la beauté était d’autant plus importante que cela émanait d’elle. Solveig avait une vraie sensibilité à la lumière, aux visages, à l’architecture et aux paysages. De ces terres islandaises maternelles, elle tenait cette intensité du sentiment, cette relation à la puissance des éléments.
Et puis le temps, la vie avait un prix tout particulier… D’où peut-être un rapport assez frontal, franc, direct à la manière de regarder ses personnages et une forme d’énergie dans l’urgence. Il fallait donc pouvoir être rapide, aller directement droit au but !

D’où…
… Le choix d’un zoom plutôt que des optiques fixes. Pour changer de focale rapidement et aussi parce qu’elle aimait les raccords dans l’axe.

Pour L’Effet aquatique des cadres très précis qui offrent la place pour le regard du spectateur… Prévus avant le tournage ?
Solveig était très rétive à l’idée de travailler sur plan, de manière abstraite. Alors, au fil du temps, nous avons mis en place un petit rituel en préparation. Nous retraversions ensemble le scénario sur les décors. Elle se mettait dans la peau de chaque personnage, elle aurait été une magnifique actrice ! De mon côté, je cherchais en faisant des photos d’elle jouant : c’était une manière d’apprivoiser le mouvement des personnages et le décor. Mille questions et idées émergeaient. C’étaient des moments de grande intimité entre nous et les enjeux profonds du scénario ; un moment ludique aussi, de recherche auquel était associé souvent l’assistant réalisateur. Ces échanges devenaient le terreau du film, pour elle avec ses acteurs et pour moi à l’image.

A l’issue de ces séances, je mettais en forme diverses propositions que nous ajustions au plan de travail et aux autres séquences en gardant toujours en tête la question du rythme. Travailler le choix des axes en intégrant des intentions fortes de direction de lumière, induite par la situation des personnages dans le décor afin de tirer parti au mieux de la lumière naturelle, était bien sûr pour moi un des enjeux de ces séances. Ce travail préalable nous donnait un point d’appui visuel pour rêver le film et l’incarner. On en discutait et c’est ainsi que nous pensions le découpage, de manière sensible et intuitive.
Pour autant à cette étape, le film restait bien vivant car Solveig aimait rester spectatrice de son propre film et donc faire la place à l’inattendu, l’accident, la surprise. Cette liberté, elle savait la susciter et ses magnifiques acteurs s’en emparer.
Nous nous sommes rapidement orientées pour ce film vers des cadres assez structurés, pour aller vers une forme d’épure, d’évidence qui laisse émerger les sentiments et la drôlerie des situations. Il s’agissait aussi de mettre en valeur le charme de la longue silhouette de Samir Guesmier face à celle plus petite et pétillante de Florence Loiret-Caille et susciter de la tendresse pour les maladresses sincères de leur personnage. Faire donc aussi de vrais plans larges où les corps puissent se déployer et exister dans toute leur particularité.

La lumière participe grandement à la poésie de l’une des scènes clé du film. Un mélange de chaud et de froid, de nuit, dans la piscine...
Pour des raisons de disponibilité, nous avons été dans l’obligation de tourner dans deux piscines différentes avec d’un coté l’entrée, l’accueil et les vestiaires et de l’autre les douches et bassins. Tout cela formait un ensemble au départ très disparate tant par la diversité des sources lumineuses (sodium, mercure, fluos, tungstène et baies vitrées) que par les diverses couleurs constituants les surfaces de ces décors.
Progressivement s’est imposée l’idée de m’appuyer et de renforcer le jaune (de certains murs du bassin) et le bleu de l’eau afin de faire de ces deux couleurs un fil conducteur sous-jacent et de favoriser une continuité visuelle plus poétique. J’ai donc demandé à Marie Legarec, la chef décoratrice et costumière de Solveig, de ramener des éléments de décor jaune, et j’ai moi-même coloré la lumière de jaune et bleu.
Alors que nous tournions six mois plus tard la partie islandaise, nous avons cherché à retrouver ces couleurs là-bas (bus jaune, lieux divers du séminaire…) Et puis, Solveig et moi avons toujours eu un goût pour la coexistence du chaud et du froid dans les images.
Enfin, je prends conscience, en en parlant, que Solveig veut dire soleil en islandais ! Bien d’autres couleurs traversent le film, la gamme du rouge des vestiaires qui se transforme en couleur terre dans les paysages islandais et la mairie par exemple.

Du fait des contraintes budgétaires, de temps, d’accès à la piscine et de sécurité liée à la présence de l’eau, avec mon chef électricien Pierre Bonnet, je me suis appuyée sur les sources de lumière existantes très variées et souvent ingrates (coprésence de magenta et vert, qualité dure etc.). J’ai tenté de les apprivoiser en travaillant, d’une part par soustraction en coupant certaines sources avec floppy et borgnol, et d’autre part, en en éteignant d’autres lorsqu’il était possible de les dissocier. Et puis en renforçant et colorant certaines directions bien sûr et en arrondissant le tout !

La magie des plans sous l’eau opère grâce à cette sorte de clarté de l’image, de proximité avec la peau…
La couleur de l’eau change selon l’axe, la profondeur, les sources de lumière et son environnement colorimétrique qu’elle reflète et absorbe. Le rendu des peaux s’en voit d’autant chahuté… C’est un milieu magique en effet, mais sur lequel je ne pouvais avoir que très peu d’intervention. Un gros travail a donc été fait à l’étalonnage, en compagnie de Christine Szymkoviak de chez Mikros image (qui a beaucoup soutenu le film). Afin de mieux dissocier les couleurs, nous avons du repartir du Log C.
L’eau étant mon élément favori, j’ai cadré avec joie les plans sous l’eau grâce à un système ingénieux de caissons, le Soubacam, conçu par de jeunes assistants opérateurs, dans lequel se trouvait l’Alexa.

Sur le plateau de "L'Effet aquatique" de Solveig Anspach, photographié par Isabelle Razavet - DR
Sur le plateau de "L’Effet aquatique" de Solveig Anspach, photographié par Isabelle Razavet
DR


Le plan de fin, tourné en Islande, est lui aussi très poétique, avec cette vapeur bleutée… Un apport de lumière de ta part ?
Solveig, en écrivant avec Jean-Luc Gaget cette dernière séquence, avait en tête l’ambiance si particulière du Blue lagoon. Mais les négociations avec ce lieu si touristique s‘avérant très difficiles, nous avons exploré moult endroits et solutions. La veille du dernier jour de tournage, les choses se sont débloquées : nous pouvions tourner là-bas dans des horaires non choisis et très restreints sans possibilité de se brancher. Le lieu étant très aménagé, les possibilités d’axes étaient rares et la marge de manœuvre limitée. Par ailleurs, les rebords étaient trop hauts et nous voulions sentir en arrière plan la présence de la lave. Il fallait se mettre à l’eau au sens propre du terme ! Afin de me permettre de cadrer à fleur d’eau et d’avoir une imperceptible mais réelle mobilité, le chef machiniste, Jónas Guðmundsson, a construit une sorte de grand "slider" dans l’eau avec des barres Bouladou. Mon chef électricien, Aurélien Gerbault, a scratché des bandes LED fonctionnant sur batterie sur une plaque de poly. Et pour renforcer les effets d’apparition/disparition, une machine à fumée fonctionnait par intermittence.

Solveig n’est plus là pour nous parler de son film, mais elle nous laisse un message d’espoir : dans L’Effet aquatique , l’héroïne trouve le chemin pour dépasser ses peurs, se transformer et accéder à l’amour.
L’idée que ses films puissent aider à vivre, faire rire, donner de la joie, de l’énergie était essentielle pour Solveig. Son cinéma était motivé par l’envie de faire du bien aux gens. En travaillant avec elle, nous avons participé à son combat pour la vie et c’était bon !
Ce cinéma, humble, proche du conte et de ses violences souterraines, un peu décalé, chargé d’humour, d’amour, de poésie et de tendresse, qui fait la part belle aux êtres en marge, est, me semble-t-il, d’autant plus nécessaire aujourd’hui. Les personnages des films de Solveig traversent des tempêtes mais ils trouvent toujours le moyen de s’en sortir, bien souvent grâce à la force de leur désir mais aussi grâce à l’amitié, à l’amour des autres. J’espère que les spectateurs – plus que les financiers ne l’ont été ! – seront sensibles à cette belle forme d’humanité profonde et ludique qui traverse ses films.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)