Par le bon bout de la lorgnette

par Jacques Arlandis, directeur de l’ENS Louis-Lumière

La Lettre AFC n°139

La direction de l’école a été interpellée par le billet de Jean-Noël Ferragut dans le précédent numéro de la Lettre de l’AFC. Cela est bien, cela est sain, car ce billet m’amène non pas à réagir mais à tenter de mieux faire partager les enjeux de notre développement à des professionnels qui ont toujours marqué leur attachement à l’institution que j’ai l’honneur de diriger depuis près de trois ans.
Comme toute la profession, Louis-Lumière, qui participe avec d’autres à l’acte de formation, est traversée par de multiples interrogations.

Comme toute la profession, Louis-Lumière, qui participe avec d’autres à l’acte de formation, est traversée par de multiples interrogations.
Par souci de clarté, je distinguerai dans l’exposé des motifs, trois questions : celles des métiers auxquels nous formons, celles de l’environnement institutionnel auquel nous appartenons, celles de la plateforme technique que nous utilisons pour remplir nos missions. En pratique ces trois dimensions sont en relation constante et mouvante, ce qui rend difficile l’appréhension objective des problèmes et la formulation de solutions efficaces, que l’on soit à l’intérieur, à l’extérieur ou encore dans un entre deux (le fameux parrainage que je soutiens avec conviction).

La question des métiers " adressée " par l’école ne se pose plus, comme dans les années 1980, en termes univoques : l’opérateur pour le cinéma, l’opérateur pour le son, le responsable de laboratoire pour la photographie. Rappelons au passage que, pour ce qui est de la formation initiale, nous offrons toujours ce triple cursus et qu’il m’incombe de veiller pour l’institution à l’évolution harmonieuse de ces trois domaines, à rechercher non pas une mais des formes d’excellence, j’y reviendrai, et à encourager là où elle se justifie, la transversalité des domaines de l’image et du son.
Prenons, pour simplifier un peu, la seule section cinéma. Sa lointaine tradition est de former principalement au métier d’opérateur de film de fiction cinéma. Sa pratique est de proposer une formation sur l’ensemble de la chaîne " technico-artistique ", du scénario au mixage, de la fiction au documentaire, en gardant toutefois l’image au centre du dispositif. Ses débouchés professionnels se sont de facto élargis, de même que les attentes des élèves à l’entrée et à la sortie se sont diversifiées.
Si l’on voulait gérer une forme de statu quo, ce qui ne me paraît pas souhaitable compte tenu de ce que je viens d’énoncer de façon discursive, il faudrait toutefois que la profession nous fournisse deux informations essentielles. La première concerne le flux : combien faut-il former de jeunes opérateurs pour le cinéma français, avec des chances de faire réellement carrière, compte tenu de la pyramide des âges dans ce métier et de l’évolution prévisible de la production française ? La seconde concerne les contenus : quels savoir-faire faut-il enseigner à des jeunes qui atteindront une première maturité professionnelle vers 35 ans, autrement dit que sera le métier d’opérateur en 2015 ? Ce questionnement va bien au-delà de la question certes respectable de savoir s’il fallait ou non investir dans un projecteur 16 mm (il est clair que si un sponsor avait souhaité financer le surcoût de 23 000 euros d’un projecteur mixte 35/16 pour nous aider à conserver ce mode projection, nous n’aurions pas à l’évidence refusé).
Mon souhait est que l’école reste attentive à ces évolutions, arrive à les anticiper, conserve pour la formation à l’image le meilleur de la tradition tout en n’étant pas en pointe de l’innovation, du moins dans le domaine pédagogique ; cela veut dire, à titre d’illustration, mieux exposer ses élèves aux effets spéciaux numériques tout en continuant de les frotter aux effets spéciaux optiques.
Ce pôle d’excellence image doit être maintenu et si possible renforcé, les conseils et encouragements des professionnels et des anciens y trouveront toute leur part. Mais le défi va bien au-delà. N’étant pas un adepte de la polyvalence professionnelle, étant par ailleurs attentif aux évolutions du marché du travail, comme au statut des futurs professionnels que nous formons et à leurs motivations, le temps me semble venu pour l’école de construire un deuxième pôle d’excellence ; et je parierai volontiers pour le traitement numérique de l’image animée. Ce sujet, celui d’une pédagogie pluri-pôlaire mérite d’être instruit très rapidement pour qu’une évolution se dessine dès la rentrée universitaire 2006.

Le mot universitaire m’autorise une transition vers la question institutionnelle. Certes Louis-Lumière est par tradition une école des métiers mais c’est également une structure de l’enseignement supérieur de ce pays, une école nationale supérieure comme l’ENS des arts déco, l’ENS des télécommunications et quelques autres. Je n’aborderai, pour sérier les problèmes, que le point d’intersection de cette problématique avec le développement précédent. Cela concerne le diplôme que décerne ou décernera l’école. De même que le cinéma français est amené à se positionner sur le champ européen et international (offensivement et défensivement) de même nous avons l’obligation de redéfinir notre stratégie diplômante à l’aune de la convergence européenne. Quelle sera demain la valeur différentielle d’un diplôme bac+5 pour les métiers de l’image et du son, alors que vont émerger des licences professionnelles au-dessus de l’ancienne couche des BTS ? Cette question concerne l’institution, nos élèves et les professionnels qui les accueilleront dans des métiers de plus en plus diversifiés.
La réponse globale de l’école à ce défi de l’harmonisation européenne me semble se résumer dans une formule : « savoir faire et penser l’agir ».
Cela implique un enseignement très pratique (basé sur des fondamentaux bien définis et bien maîtrisés) mais également une dimension affirmée de la réflexion sur la technique, sur l’art et sur la contrainte économique avec laquelle joue la création. Nous n’y sommes pas encore vraiment, mais l’école et son " environnement bienveillant " doivent me semble-t-il, y travailler et si possible ensemble.

Peut-on faire atterrir ce niveau de réflexion, indispensable pour ce qui relève de ma responsabilité, sur la question de la plateforme technique, point de départ du billet de Jean-Noël Ferragut et des inquiétudes légitimes qu’il souhaitait soulever ? Sans doute. Notons que la plateforme technique doit pouvoir être mobilisée par l’ensemble des activités relevant des trois missions de l’école : la formation initiale, mission principale, la formation professionnelle, la recherche appliquée (fut-elle comme il est souhaitable traversée par la question de la création). Cela doit se traduire par une politique d’investissement qui doit en permanence faire des choix : le choix d’une chaîne technique relève autant d’un réalisme professionnel que de la gestion des priorités en fonction des ressources financières que nous sommes en mesure de recevoir ou de collecter.
Par exemple, la chaîne technique utilisée lors de la réalisation d’une fiction sur support film 16 mm va dépendre autant des services que les entreprises de postproduction sont prêtes à réaliser pour l’école que des décisions d’investissement internes (en l’occurrence le réinvestissement dans un projecteur 16 mm au moment où nous renouvelions la projection 35 mm se serait fait au détriment des outils de montage numérique - la formation d’un futur cinéaste, chef opérateur ou autre, peut-elle faire l’impasse sur la postproduction, en passe de devenir majeure dans les industries de l’image et du son ?). Ce qui est vrai pour le 16 mm, une chaîne hybride film vidéo, tenant compte des réalités professionnelles prévalant en particulier à la télévision, ne l’est évidemment pas pour le 35 mm qui reste au cœur du dispositif technique actuel de l’école et c’est là l’essentiel du moment : tournage sur support film, montage numérique, retour au positif, telle est la chaîne technique en place actuellement.
Mais attention, pour le futur proche, c’est sur la chaîne numérique HD qu’il faudra porter tout son effort sous peine d’être pour de bon, en deçà des exigences professionnelles attendues pour la deuxième moitié de cette décennie qui s’annonce passionnante.