Pour Caroline Champetier, AFC, "Le corps voit autant que les yeux"

La Lettre AFC n°223

Dans son " Cahier été " central, le quotidien Libération a proposé, courant août, un " feuilleton " intitulé Imperceptibles. Ainsi, on pouvait lire dans le numéro daté des 18 et 19 août : « Le corps voit autant que les yeux » [Imperceptibles 6/6] A l’heure de la gloire éphémère, quelques créateurs protéiformes revendiquent leur anonymat. Aujourd’hui, Caroline Champetier, chef opérateur. Recueilli par Anne Diatkine.

« J’ai parfois l’impression de ne faire que ça : travailler l’imperceptible. Ce que le spectateur ne verra pas forcément, mais ressentira. Chaque film a un paramètre photographique spécifique. Ce peut être la matière de l’image – comment agir sur le support, le grain ou le bruit plus ou moins gros – ou son imperceptibilité. Le grain photochimique, la profondeur qu’il donne à l’image, la souplesse : j’ai du mal à imaginer qu’on n’y soit pas sensible. Aujourd’hui, avec le numérique, travailler sur la matière de l’image est de plus en plus artificiel, les pixels sont fixes, il n’y a plus l’aléatoire du grain, l’air entre le regard et ce qui est vu. Le numérique lisse et fige. Alors que le grain est en mouvement, comme la vie. On va vers une telle surdéfinition de l’image qu’un jour ou l’autre, on ne pourra plus la regarder. Elle sera exténuante pour le cerveau, qui ne saura pas quoi faire avec autant d’informations.

« Est-ce qu’on s’y habituera ? Peut-être les générations dont le regard ne s’exerce que sur des écrans et des consoles numériques. C’est sans doute comme cela qu’on passe d’un système de représentation à un autre.

Conduire le regard

« Lorsque j’ai regardé les masters vidéo de Holy Motors (1), je les ai trouvés trop nets et j’ai préféré flouter légèrement l’image… Quand on filme un feuillage, par exemple : il y a les lignes des feuilles, celles des branches, les nervures des feuilles. Cela fait beaucoup de lignes qui se mêlent, et si le vent agite ces feuilles, cela démultiplie ces lignes. L’image numérique égalise les informations et en fournit trop pour qu’elles soient regardables. Or, je pense que notre métier est de conduire le regard par le cadre, la lumière et la texture de l’image.

« L’autre grand paramètre est le chromatisme. On se bat pour un point de couleur. Ayant l’œil quadrichrome, je suis rapidement gênée par les distorsions chromatiques dans l’image ou par les écarts de température de couleurs. Dans un bureau, deux néons, dont l’un diffuse une lumière un peu plus chaude que l’autre, me dérangeront. Je déteste le magenta : ce petit rose qui arrive trop souvent sur la peau des acteurs. Dernièrement, dans Holy Motors, les noirs étaient légèrement teintés à mon sens, cela faisait basculer le film, mais je ne crois pas qu’un spectateur même averti les aurait discernés. L’étalonneur m’a dit qu’il ne s’agissait que d’un demi-point de couleur : là, on peut parler d’imperceptible. D’autant que les conditions de projection mettent à mal notre perfectionnisme : il suffit d’une lampe trop neuve pour que tout bascule dans le bleu ; ou trop âgée, et tout tombe dans le rouge. A Grenoble, récemment, les diodes des marches d’escalier de la Nef envoyaient un halo bleu sur l’image de Holy Motors. Et nous qui refusions une copie pour un demi-point ! La tendance chromatique qu’on donne au film l’imprègne. Même si personne ne la remarque, elle est essentielle à cet objet qu’on fabrique, et il ne faut absolument pas lâcher prise. Car la notion d’imperceptibilité est relative. Elle dépend de l’expérience visuelle de chacun. Ce qui n’est pas analysé comme vu peut-être ressenti dans une image : sa froideur, sa chaleur, son contraste. Peut-être que le corps voit autant que les yeux.

Une intimité extrême

« Est-ce que la caméra permet de voir ce qui est invisible à l’œil nu ? Sans doute. D’abord, il y a un effet de rapprochement dû aux focales longues. Tous ceux dont l’objectif est l’outil ont un entraînement à regarder ce que les autres ne voient pas et qui ne se décrit pas avec des mots.

« Sur un tournage, nous sommes sans doute les personnes dont la pulsion scopique est la plus développée. Un changement de carnation, l’œil qui s’humidifie, les lèvres qui tremblent, l’accélération d’un pas ou d’un geste, comme un lapsus du corps, une fausse teinte, le soleil qui frappe un tapis ou un rideau dont la couleur envahit l’espace : on voit tout et plus que le spectateur ne verra jamais. Si le mot directeur de la photographie a un sens, c’est dans cette idée de direction à donner au regard. Tout ne doit pas être vu, mis en lumière. C’est pour cela que la peinture de Rembrandt ou d’un autre nous émeut encore après des siècles : notre regard est conduit, accompagné, par le peintre.

« La prise est un moment où l’on est dans une intimité extrême avec celle ou celui que l’on filme. En vingt-cinq ans, on devient un animal de plateau. Les sens s’aiguisent jour après jour. On perçoit beaucoup plus d’éléments qu’avant. On est aux aguets, comme l’Indien dans la forêt. C’est une position très étrange d’être responsable de l’image de l’autre, on sait tous l’effet produit par une photo où l’on se reconnaît et s’accepte. On n’est pas seul dans l’affaire : il y a le personnage, le costume, le décor, les directions de mise en scène, et la lumière doit produire cette alchimie, le tout doit être cohérent et l’émotion d’un geste, d’une posture, d’un regard doit être saisie immédiatement. Cadres et lumière n’ont pas le droit de défaillir. Il y a des ratages et des éblouissements.

« Mais le plus grand mystère, c’est la photogénie. Je ne la devine pas si je ne suis pas derrière la caméra. Elle m’est imperceptible et c’est avec cela que je fabrique le plus : l’angle et la hauteur exacts pour magnifier un visage. Chez une femme, j’y suis particulièrement sensible. Sans doute parce qu’il y a cette fragilité et cette inégalité liées au temps : voir ce miracle qui résiste à l’âge chez Danielle Darrieux ou Marguerite Duras, Jeanne Moreau.

« J’ai souvent filmé Isabelle Huppert, et je ne saurais pas dire pourquoi elle est invisible dans la rue, et que dès que cela tourne, on ne voit qu’elle.

« Récemment, j’ai réalisé un téléfilm avec Marine Delterme, où elle incarne la peintre Berthe Morisot. En tant que metteur en scène, je lui demandais toujours plus et, passée derrière la caméra, la ligne de force se déplaçait. Sa photogénie active me bouleversait, je pense avoir mieux travaillé avec ce dédoublement qui incluait l’imperceptible. »

(1). Holy Motors, de Leos Carax. Avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes…

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