Projection à Cannes Classics du film "Les Ordres", de Michel Brault photographié par Michel Brault et François Protat

par Marc Salomon, membre consultant de l’AFC

Dans le cadre de la Sélection officielle - Cannes Classics, "Les Ordres" (1974), le film de Michel Brault photographié par Michel Brault et François Protat, sera projeté lundi 18 mai Salle Bunūel à 16h30. Marc Salomon, membre consultant de l’AFC, rend hommage au parcours de ce directeur de la photographie qui s’illustra dans le cinéma direct mais qui fut bien plus qu’un opérateur, un cinéaste.

A trop lire ici ou là que Michel Brault fut, avec Jean Rouch, le précurseur du cinéma direct (ou cinéma vérité) avec caméras légères et son synchrone, on finit par restreindre considérablement la richesse et la variété de son travail, en documentaire comme en fiction, en le réduisant à des contingences purement matérielles, fussent-elles novatrices. On occulte encore davantage sa place et son rôle dans l’histoire du cinéma québécois et bien au-delà. Plus qu’un opérateur, il était un cinéaste : un regard, un style, une éthique.
Son complice, le réalisateur Pierre Perrault disait de lui : « Michel Brault est cinéaste comme on est québécois : de naissance pour ainsi dire et par choix. Etre cinéaste pour lui n’est pas un métier mais une démarche. »
Rarement filmographie de cinéaste s’est autant identifiée à une nation — la nation québécoise —, à une culture, une langue, une histoire. Témoin attentif des traditions mais aussi et surtout des aspirations et des soubresauts d’un peuple, il aura donc, en près d’un demi-siècle, à la fois initié le cinéma québecois et montré la voie vers un cinéma moderne.

Dès ses débuts, à la fin des années 1950, il a constamment bousculé la frontière poreuse et toute théorique entre fiction et documentaire (avec Les Ordres en point d’orgue en 1974), aimant reprendre à son compte ces mots d’Edgar Morin qui soulevaient un paradoxe : « Le cinéma de fiction est dans son principe beaucoup moins illusoire et beaucoup moins menteur que le cinéma dit documentaire, parce que l’auteur et le spectateur savent qu’il est fiction, c’est-à-dire qu’il porte sa vérité dans son imaginaire. Par contre, le cinéma documentaire camoufle sa fiction et son imaginaire derrière l’image reflet du réel. »

Né le 25 juin 1928 à Montréal, sa carrière dans le cinéma démarre en 1947 quand il collabore en tant qu’assistant réalisateur avec Claude Jutra sur Le Dément du lac Jean-Jeunes suivi de Mouvement perpétuel en 1949. Cette même année paraît la revue Découpages à laquelle Michel Brault participe. A partir de 1954, il collabore au programme TV Les Petites médisances, premières expériences de cinéma direct, on parle alors de “candid eye”.
Il intègre l’ONF (Office national du film canadien), en 1957, où il se battra pour faire exister un courant francophone au sein d’une structure jusqu’alors dominée par les anglophones et enlisée dans des documentaires trop formatés, académiques et bavards.
Il participe à des séminaires animés par Flaherty (en 1965 Michel Brault fonde d’ailleurs sa propre société de production qu’il baptise Nanouk Films) tout en tournant de nombreux courts métrages documentaires avec Gilles Groulx, Claude Jutra, Pierre Perrault... C’est ainsi qu’il tourne, en 1958 avec Gilles Groulx, un court métrage qui reste un film manifeste, Les Raquetteurs, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle approche du documentaire, plus libre et respectueuse du sujet filmé sans être dupe pour autant de la part de fiction qu’introduit la présence de la caméra.

Après quelques autres productions de l’ONF (The Days Before Christmas ; Félix Leclerc troubadour, La Lutte...), Brault est invité en France par Jean Rouch pour participer au tournage de Chronique d’un été, en 1961. Deux ans plus tard, il cosigne avec Pierre Perrault un des documentaires phares de cette mouvance francophone au sein de l’ONF : Pour la suite du monde.
Plus d’un demi-siècle après, comme avec les images de Pierre Lhomme dans Le Joli mai, de Chris Marker, on ressent aujourd’hui encore dans le travail de Michel Brault, cette jubilation attentive à s’ouvrir au réel dans une liberté qui n’exclut ni la rigueur du cadre ni le recherche de la lumière juste.
A partir des années 1970, Michel Brault travaille comme directeur de la photo ou comme réalisateur de longs métrages de fiction. Il signe ainsi les images de deux films de Claude Jutra (Mon oncle Antoine et Kamouraska) avant de réaliser Les Ordres en 1974. Cette "fiction documentée" revient sur les évènements d’octobre 1970 lorsque le gouvernement du Canada instaura la Loi des mesures de guerre et les arrestations arbitraires qui suivirent.
Michel Brault voulait tourner en noir et blanc mais il dut faire un compromis et opta pour une solution inattendue : les scènes de la réalité quotidienne en noir et blanc et les scènes de prison en couleurs, choix qu’il justifiait ainsi : « C’est la majorité des gens qui ne sont pas allés en prison, donc c’est à eux qu’il faut montrer les couleurs de cet univers, car ces gens connaissent bien les couleurs de la vie ordinaire. »

Photogramme du film "Les Ordres", de Michel Brault, photographié par Michel Brault et François Protat
Photogramme du film "Les Ordres", de Michel Brault, photographié par Michel Brault et François Protat


Photogramme du film "Les Ordres" de Michel Brault, photographié par Michel Brault et François Protat
Photogramme du film "Les Ordres" de Michel Brault, photographié par Michel Brault et François Protat

Sa carrière de directeur de la photo se poursuivra avec Anne-Claire Poirier, Claude Fournier, Francis Mankiewicz (Les Bons débarras), Richard Pearce... Il signe aussi, en 1984, la photographie de la série TV Louisiane réalisée par Philippe de Broca.
A partir de la fin des années 1980, il était revenu à la réalisation avec son fils Sylvain Brault derrière la caméra.
Toujours curieux des nouveaux outils, Michel Brault s’était passionné pour les caméras numériques tout en pointant du doigt les limites de cette course technologique vers le toujours plus de pixels et de définition : « Dans cette poursuite de la haute définition, il ne faut pas oublier l’expérience de la peinture flamande, qui à mon avis était un cul-de-sac. C’est-à-dire la représentation des détails le plus fidèlement possible. D’ailleurs, la peinture flamande n’a jamais rien donné d’autre que... la peinture flamande ! Alors que la démarche des impressionnistes est beaucoup plus ouverte. Elle ne cherche pas la précision ou le piqué, mais plutôt un flou évocateur, mystérieux. »
A l’heure où le tout numérique a bouleversé le rapport à l’image (pour ceux qui la font comme pour ceux qui la regardent), il n’est donc pas inutile de voir ou revoir les films de Michel Brault comme on revient vers quelque chose d’essentiel. Son regard est plus que jamais d’actualité.

Michel Brault (1928 – 2013)

François Protat
Né en France, il étudie le cinéma à l’Ecole Louis-Lumière en 1963-1966 dans la même promotion que Pierre Dupouey, Babette Mangolte, Jean-François Robin, Philippe Rousselot et Eduardo Serra. Il s’installe au Québec en 1969 et commence à travailler avec Michel Brault, c’est à ce titre qu’il cosigne les images des Ordres en 1974. François Protat sera par la suite le directeur de la photo à part entière de films réalisés par Gilles Carle, Maurice Dugowson, Denys Arcand, Ted Kotcheff...