Querelle entre producteurs indépendants et banquiers

par Nicole Vulser

La Lettre AFC n°146

Après la seconde guerre mondiale, une dizaine d’établissements spécialisés dans le crédit cinématographique et tout autant de banques spécialisées dans la gestion des comptes des producteurs avaient pignon sur rue. Aujourd’hui, on ne trouve plus guère que deux établissements de crédit spécialisés : Coficiné (une filiale de Natexis) et Cofiloisirs (une entité qui regroupe dans son capital BNP Paribas, la banque OBC ainsi que le groupe cinématographique UGC).
Tout est parti d’une récente étude du CNC qui montre que les frais financiers et les assurances des producteurs ont explosé entre 2003 et 2004 : sur 125 films français étudiés, ces charges ont presque doublé, passant de 26,14 à 46,84 millions d’euros. Pendant ce temps, les bénéfices de ces établissements de crédit s’améliorent : le ratio résultat net/chiffre d’affaires de Coficiné est passé de 13,5 à 17,25 %.
L’envolée des frais financiers est jugée suffisamment ennuyeuse pour que Jean-François Lepetit, président de la Chambre syndicale des producteurs de films, ait demandé au CNC des explications plus approfondies sur cette étude.

Paulo Branco, producteur indépendant, estime que Coficiné, avec lequel il travaille depuis des années, abuse de son pouvoir et met en péril l’existence même de la production indépendante. Il juge « les taux de crédit, souvent à 10 %, voire à 11 %, plus qu’abusifs, d’autant qu’ils sont contre-garantis, à hauteur de 50 à 70 %, par l’Etat, via l’Ifcic, Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles. »
Il accuse aussi Didier Courtois-Duverger, vice-président de Coficiné, d’avoir exercé « des pressions intolérables que d’autres, moins mesurés, appelleraient chantage » pour le crédit, finalement obtenu fin juillet, de son prochain film, de Santiago Amigorena.
Paulo Branco, qui a par ailleurs pris en main les films mis en chantier par son ami Humbert Balsan, affirme que Coficiné lui a demandé une preuve écrite du consentement d’Antoine de Caunes à réduire son cachet de comédien sur ce film. La banque aurait conditionné son accord à la nouvelle ligne de crédit attribuée à Paulo Branco à l’obtention de cette lettre, et aurait également demandé au producteur d’obtenir le déblocage du droit de rétention utilisé par le laboratoire GTC sur un film de Francis Girod.
En effet, Gildas Golvet, qui dirige GTC, un laboratoire actuellement en redressement judiciaire qui doit être repris par Eclair Groupe, est en conflit avec Coficiné à propos du film de Francis Girod Un ami parfait. M. Golvet exerce un droit de rétention sur ce film en espérant que ses créanciers, dont fait partie Coficiné, paient la dette totale (0,8 million d’euros) d’Ognon Pictures, l’ancienne société de production d’Humbert Balsan, en dépôt de bilan.
Face à ces attaques, Didier Courtois-Duverger se défend en affirmant que les taux de crédit pratiqués par Coficiné « varient entre 4 et 11 % ».
En 2004, la filiale de Natexis a prêté 500 millions d’euros sur une centaine de films. « Dans les autres pays européens, les producteurs doivent donner des cautions personnelles », reprend-il, en expliquant que cette pratique est exceptionnelle en France et ne concerne que moins de 1 % des crédits qu’il accorde. Selon Me Roland Rappaport, avocat d’Humbert Balsan, ce dernier avait dû donner une caution personnelle au profit de Coficiné pour financer ses projets, à hauteur de 480 000 euros. A quoi s’ajoutait un autre emprunt bancaire personnel auprès d’une banque privée, le tout s’élevant à 1,15 million d’euros.

Quant à la polémique sur la succession d’Humbert Balsan, Didier Courtois-Duverger affirme qu’« elle n’a aucun lien avec les prêts accordés à Gemini, la société de Paulo Branco ». Plus largement, il estime que « chacun doit tenir compte des modalités de fonctionnement de l’autre. La limite du système tient au fait que les producteurs sont les seuls à manager leur entreprise. Il ne serait pas absurde de demander à ces producteurs de qualité de souscrire une assurance décès ».
« L’économie des films n’est pas viable. Les films souffrent d’un sous-financement réel : Canal+ n’achète plus qu’un film sur quatre aujourd’hui. Le crédit d’impôt et l’avance sur recette ne suffisent pas. Financer le cinéma reste un métier à risque et, si mon compte d’exploitation n’est pas positif, on ne me laissera pas mon indépendance et la possibilité de financer le cinéma français », reprend-il. Le patron de Coficiné se dit aussi préoccupé par les nouvelles règles prudentielles qui risquent de renchérir, pour les banques, les prêts au cinéma de 30 %. Un contexte qui mérite largement une mise à plat, à froid, des problèmes des producteurs et de leurs financiers.
(Nicole Vulser, Le Monde, 6 août 2005)