Récit cannois d’un étudiant débarqué sur une planète inconnue

par Yoann de Montgrand, élève de La fémis et juré du prix Vulcain (CST)

La Lettre AFC n°166

17 mai 2007
N’ayant jamais mis les pieds dans une telle manifestation et n’étant pas un professionnel de la profession, j’ai " atterri " à Cannes avec l’assurance du premier homme qui foula le sol lunaire. C’est peu de dire que l’endroit semble déconnecté de toute réalité terrienne. Je n’avais jamais vu une telle concentration de lunettes noires, de bronzages ostentatoires et de dégaines à la " one-again " dans un périmètre si restreint.

Passé ces premiers instants violents d’acclimatation, il y a les films, car Cannes est aussi, quand même et avant tout, un festival de cinéma. Me voilà décerné l’honneur d’intégrer le jury de la CST pour le Prix Vulcain de l’Artiste Technicien, parmi les films de la Sélection officielle.
10 jours, 22 films, 1 prix et 6 jurés, il y a de quoi rendre heureux un modeste étudiant en cinéma. Pour couronner le tout, ce sont Tom Stern, directeur de la photo des films de Clint Eastwood, notamment, Alain Coiffier, PDG de Panavision Alga Techno, Didier Diaz, directeur de Transpalux, Monique Koudrine (Kodak Cinéma) et Pierre Lavoix (TF1) qui composent le jury. Remettre le prix Vulcain a cette subtilité qu’il n’est pas remis à un film, mais à un technicien, du monteur au chef déco, en passant par le costumier. Cela fait 24 heures que je suis arrivé, mais ici le temps semble s’être arrêté.

20 mai 2007
Week-end surpeuplé à Cannes, sans doute à cause du pont de l’Ascension. Impossible de se garer, une chaleur de plomb, on en viendrait presque à se plaindre. Mais la machine est lancée. Cela fait déjà 7 films de vus. Chaque projection est suivie d’une prise de notes minutieuse sur le film, de peur que les films se mêlent les uns aux autres dans ma tête. Ce dimanche, nous avons notre premier débriefing du jury. Quels films ont relevé notre attention ? Quelles techniques sont remarquables ? C’est alors que se pose le marécageux problème de la technique dissociée ou non du film lui-même. Peut-on remettre un prix à un technicien qui a travaillé sur un film que l’on aime peu ou pas ? Oui, bien sûr, mais qui en aurait l’idée ?

En vrac, nous avons vu l’esthétisme chic d’un Wong Kar-wai, l’âpreté quelquefois maladroite de 4 luni, 3 saptamani si 2 zile, le formalisme puissant de Izgnanie, le numérique de haut vol avec Zodiac, la maîtrise des plans chez les frères Coen ou les plus modestes Chansons d’amour, Soom ou Tehilim. Cela forme une palette très large de langages, de moyens et d’ambitions. Premiers tris, premières interrogations, premiers désaccords. Phénomène étrange, la vision d’un film est relativisée, déformée, opacifiée par celle des suivants ou par les discussions qui s’en suivent. Mais l’infinie variété des films entretient le plaisir pour nous tous, il me semble.

27 mai 2007
Dernier jour du festival. Ça sent la fin… Manque de sommeil, la nostalgie pointe son nez, la pluie aussi, beaucoup sont partis hier, les derniers films me donnent une sensation bizarre entre la déception immense de voir Kusturica se fourvoyer et la fraîcheur étouffante du film de Naomi Kawase. A force de voir des films, on commence à ne plus avoir d’avis. On a usé de tellement d’adjectifs : maîtrisé, contemplatif, maladroit, efficace, sensuel, sans âme, creux, remarquable, merveilleux… Il y a un moment où l’on ne sait plus bien quels mots mettre sur le film. Cela demande un grand sens de la rhétorique. Mais reste l’essentiel de notre tâche : délibérer.

Dimanche, 9h30 : petit-déjeuner au Majestic, les dés sont jetés. 10h30 : plus que 5 techniciens en lice. 10h45, plus que 2 techniciens en lice ! A 10h55, le couperet tombe : le prix Vulcain ira à Janus Kaminski pour la photo du Scaphandre et le papillon. Photo expérimentale et remarquable, effectivement. Même si mon cœur vibrait pour Persepolis, je dois avouer.
« Vous l’avez joué facile… », me rétorqueront certaines mauvaises langues blasées de La fémis, comme si remettre le prix à un directeur de la photo américain (qui, certes, ne souffre pas d’un manque de reconnaissance de son travail) relevait de l’académisme et d’un manque de courage. Il me semble pourtant que Kaminski n’a pas manqué de courage ni de talent pour oser l’approche plastique qu’est celle de ce film.

Toujours est-il que l’impression majeure que je retiens de cette 60e édition est celle d’une sélection très riche et très forte (je dis cela le plus sincèrement du monde). De Tarentino à Bela Tarr, il y a un océan, mais on y trouve les formes les plus diverses de cinéphilie.
Dernière petite chose à l’intention de la ville de Cannes : ce festival est une véritable poubelle, tout le monde jette ses déchets n’importe où sur la Croisette, et cela parce qu’on n’y trouve que trois poubelles qui se battent en duel. Est-ce qu’il serait possible d’instaurer un peu de tri là-dedans ?