Rencontre de FilmLight avec Peter Doyle

par FilmLight La Lettre AFC n°285

Peter Doyle est l’un des étalonneurs les plus reconnus de l’industrie cinématographique. Il a travaillé à de nombreuses reprises avec des directeurs de la photographie et réalisateurs de renommée mondiale, tels que Bruno Delbonnel AFC, ASC, Philippe Rousselot, AFC, ASC, ou Benoît Delhomme, AFC, et aussi Peter Jackson et Tim Burton, pour n’en citer que quelques-uns.

À FilmLight, nous le connaissons en tant qu’artiste de l’image. C’est un étalonneur qui possède une véritable vision innovante quant à l’intégration des couleurs à chaque étape de la production, que ce soit dès la préparation du film, durant le tournage ou après en postproduction. Et c’est grâce à cette approche avant-gardiste qu’il réussit à offrir une image à la fois esthétique, mais aussi au service de la narration.
Peter étalonne sur un système Baselight depuis plus de dix ans. Dans le prolongement du Colloque sur le HDR du 12 février 2018, nous avons parcouru nos archives et vous proposons de redécouvrir un échange que nous avions publié en 2015.

Comment avez-vous débuté dans la postproduction et comment êtes-vous devenu étalonneur ?
Peter Doyle : Au départ, j’étais superviseur d’effets visuels et graphiste. Au milieu des années 1990, j’ai travaillé comme consultant pour Kodak, à Rochester aux Etats-Unis, sur une technologie en cours de développement pour le scan de film et pour le retour sur film. Le résultat fut le "Cineon Digital Intermediate". Ce projet se focalisait en partie sur la capacité à manipuler la couleur, et cela fut un moment-clé pour moi.
Mon travail en tant que graphiste avait toujours beaucoup porté sur la couleur et le design.
Le scan haute résolution de la pellicule a rendu viable le concept d’étalonnage poussé pour le long métrage. Mes collègues et moi-même avons alors pris en charge des effets visuels qui incluaient un travail précis de la couleur. L’un d’entre eux était l’étalonnage de la scène de fin de Dark City, d’Alex Proyas, et de son lever de soleil hyperréaliste.

Pour Matrix, Andy et Lana Wachowski voulaient traiter le négatif sans blanchiment. Le studio Warner Bros n’accueillait pas cette idée positivement car ce traitement est permanent. J’ai suggéré que l’on émule ce procédé numériquement. Nous avons mis au point un procédé, avec le travail du laboratoire pour référence. Le résultat fut concluant et nous avons étalonné une bobine entière du film.
Le producteur, Barrie Osborne, a alors rejoint Le Seigneur des Anneaux, de Peter Jackson. J’avais déjà travaillé avec le directeur de la photographie Andrew Lesnie, qui prenait aussi part à ce projet. Au cours de nos discussions avec Peter, nous avons voulu rapprocher la Nouvelle-Zélande et sa lumière de l’hémisphère sud, à l’Angleterre et sa douce lumière du nord de l’Europe. Nous avons eu l’idée d’étalonner numériquement le film entier.
Vu l’envergure du travail de la couleur pour Le Seigneur des Anneaux, nous avions une équipe de trois étalonneurs. Je définissais l’esthétique avec Peter et Andrew, et comment l’obtenir avec nos outils. L’équipe prenait alors le relais pour l’étalonnage des séquences. C’est ainsi que je suis devenu étalonneur. Nous avons travaillé sur Le Seigneur des Anneaux avec une approche issue des effets visuels, mais vraiment, c’était avant tout un travail sur la couleur.

Le Seigneur des Anneaux fut un projet incroyable et hors norme. Tout était réuni au bon moment, avec cette ambiance si unique à Wellington. Je ne pense pas que l’on puisse un jour recréer de nouveau cela.
Parfois Alan Lee peignait même des aquarelles et dessinait des références pendant les séances d’étalonnage.

Comment s’est passée votre collaboration entre Bruno Delbonnel, AFC, ASC, Tim Burton et vous sur Big Eyes  ?
PD : Big Eyes était pratiquement le premier tournage numérique pour Bruno et Tim. Tim avait tourné Alice au Pays des Merveilles en numérique, mais vu le nombre d’effets visuels, c’était une expérience assez différente.
Nous avons commencé par des tests, nous avons développé des LUTs et mis en place un visionnage qui donnait le même ressenti que le film d’un point de vue technique. Tim a alors transmis des références et directions esthétiques. J’ai rejoint Bruno et Tim à Vancouver pour la première semaine de tournage, et étalonné des images de références d’après les rushes de la caméra Arri Alexa. J’ai travaillé à partir des références de Tim, et proposé mes interprétations.
Il est primordial, pour moi, d’être présent à ce moment-là. Les acteurs prennent encore leurs marques, les décors viennent juste d’être terminés, le directeur de la photographie est en train de poser son éclairage. C’est un état d’évolution permanente, il est encore possible de demander des modifications, mais plus important encore, de prendre part aux discussions et de comprendre les directions artistiques et leurs motivations. Rapidement, le style est défini et le matériel lumière mis en place. C’est alors beaucoup plus difficile d’apporter des changements par la suite.
Les rushes étaient livrés avec un premier étalonnage droit. À chaque fois qu’une scène était entièrement tournée et que le monteur, JC Bond, avait terminé le premier assemblage, j’importais le montage et les médias RAW dans Baselight et développait différentes propositions. Bruno et Tim visionnaient le résultat et, une fois validé, de nouveaux médias étaient exportés pour le montage.
Ainsi, lors des projections tests, le montage Avid était déjà en partie uniformisé visuellement, et cohérent vis-à-vis de l’étalonnage final. Cela voulait aussi dire que la musique était enregistrée avec ce pré-étalonnage comme témoin. L’étalonnage final s’est focalisé sur les retouches.

Quand avez-vous commencé à utiliser Baselight et pourquoi ?
PD : L’occasion s’est présentée avec Harry Potter et l’Ordre du Phoenix. Il était important pour le directeur de la photographie, Sławomir Idziak, que les rushes reflètent son intention artistique. Nous avons alors mis en place une chaîne de travail où un étalonnage "final" était apposé sur les rushes. Nous avons construit une salle de projection au studio, et tous les matins les rushes étaient projetés en présence de Sławomir.
Avec plus de 1 000 plans avec effets visuels, le film devait être tourné sans filtres sur la caméra. Sławomir est probablement le plus grand spécialiste dans l’utilisation de filtres, avec plus de 600 filtres conçus pour lui au fil des années.
Nous avons alors décidé de recréer numériquement ces filtres, pour les appliquer lors de l’étalonnage. Nous pouvions aussi fournir aux effets visuels des émulations à utiliser lors des prévisualisations des plans en cours de travail.

Avec ce procédé, nous pouvions accéder à ces valeurs lors de l’étalonnage final, les modifier, les affiner. Nous avions besoin d’un système d’étalonnage combinant des outils de manipulation de la couleur extrêmement puissants, avec la possibilité d’intégrer d’autres outils “maison” sans savoir précisément ce qu’ils seraient à l’avance - les contraintes naissent au fur et à mesure du projet - et avec une base de données pour stocker et accéder à toutes ces informations.
Le tournage s’est déroulé sur cent-vingt jours, générant plus de 1,5 million de pieds de négatif, donnant jusqu’à parfois 30 à 35 000 valeurs d’étalonnage à mémoriser en même temps. Il n’y a pas beaucoup de solutions d’étalonnage capables d’encaisser tout cela sans s’écrouler. Baselight s’est avéré être l’outil de choix, avec en plus sa gestion intégrée des espaces colorimétriques et ses outils d’étalonnage avancés. Le système est suffisamment ouvert pour permettre à l’équipe de développement de répondre à des demandes spécifiques.

L’étalonnage est pour moi un processus de création tellement intense que souvent je travaille sur deux à trois étalonnages de la même scène jusqu’à peu de temps avant la livraison. Souvent aussi, je veux pouvoir projeter ces trois versions en même temps pour les comparer. Baselight est aujourd’hui le seul système capable de cela.
Presque toutes mes livraisons incluent l’Imax, la 2D, la 3D et maintenant le HDR. Baselight est la seule solution me permettant de faire évoluer ma timeline entre les différents formats de livraison en prenant en charge le changement de résolution, de ratio et d’espace colorimétrique.
Il est essentiel de ne pas être effrayé par la technologie - il faut se l’approprier. Cela ne veut pas forcément dire que vous devez savoir programmer, ou avoir un Master en sciences de la couleur, mais que vous devez avoir une bonne compréhension et appréciation technique. Cela devrait être un pré-requis, comme équilibrer deux plans entre eux.

Il est aussi essentiel de passer du temps sur les plateaux et d’apprendre le plus possible sur l’éclairage. Comprendre ce qu’il se passe avant que l’image n’arrive sur l’écran permet d’avoir une conversation plus constructive avec le directeur de la photographie et le réalisateur. Tout cela fait partie de ce que chacun doit connaître.

Pouvez-vous nous parler de The Theory of Everything/Une merveilleuse histoire du temps  ?
PD : C’est toujours stimulant qu’un film ait une telle vie, qu’il trouve son public de cette façon. C’est aussi ce que j’essaye de formuler : il faut trouver l’essence du film.
James Marsh, le réalisateur, et Benoît Delhomme, AFC, voulaient vraiment que ce film ait sa propre esthétique. Nous savions clairement ce à quoi nous ne voulions pas que le film ressemble.
Ce fut une belle expérience d’étalonner un film d’époque avec un tel sens du mouvement, du voyage. Cela permet de construire une évolution colorimétrique qui contribue à l’identification de chaque lieu, de chaque époque ; passer des belles années 1960 à Cambridge aux années 1970...
C’est un processus complexe que de développer un tel look. James, le réalisateur, s’est beaucoup reposé sur Benoît et moi pour cela. Benoît est un directeur de la photographie très audacieux, l’étalonnage a été passionnant et amusant.

Je ne considère pas l’étalonnage comme étant juste le changement de la couleur. C’est aussi le travail de la netteté de l’image, sa densité, la texture - la patine du film. C’est un travail de l’image qui vise à suggérer une ambiance, d’essayer de donner un côté physique à l’image.
Baselight me donne des outils de floutage et de netteté avec lesquels je modifie l’image sans limites. Richard Kirk, Colour Scientist à FilmLight, a modifié l’espace LAB pour me permettre encore plus de possibilités dans le travail de la couleur - voir le lien en note en bas de page.
Cela peut sembler "geeky" mais le flou dans le Baselight est vraiment beau. On pourrait dire que nous sommes allés trop loin dans The Theory of Everything, vu le nombre de blurs et de flares qui ont été créés au tournage et à l’étalonnage.

À partir de la moitié du film, l’acteur principal ne parle plus et sa performance reposait sur ses yeux. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour focaliser l’attention sur le regard d’Eddie Redmayne. Nous avons rendu les yeux plus nets, assombris les arrière-plans. L’approche du Baselight pour ce type de retouche nous a fait gagner beaucoup de temps.

Qu’est-ce que vous aimez faire, après avoir occupé une salle sombre toute la journée ?
PD : J’aime beaucoup découvrir des endroits vides, désolés. Dès que j’ai le temps, j’aime aller dans le nord-ouest de l’Australie, où l’on peut parfois ne croiser personne durant plusieurs semaines. L’île de Skye, en Ecosse, aussi.
Je suis un passionné de photographie. Il y a de nombreux photographes qui m’ont influencé - Ernst Hass, Richard Misrach, Gordan Parks, Fan Ho.
L’école de la photographie de Düsseldorf est une influence forte, à la fois personnellement mais aussi pour certains des directeurs de la photographie et réalisateurs avec qui j’ai eu la chance de travailler.

  • Plus d’informations sur la gestion des espaces colorimétriques, le HDR et certaines des techniques décrites par Peter pour The Theory of Everything.