Réponse à Jean-Pierre Thorn

Laurent Cantet, réalisateur, SRF

La Lettre AFC n°233

Cette lettre n’avait à l’origine d’autre destinataire que Jean-Pierre et d’autres fonctions que de lui expliquer, à lui, une position qu’il jugeait trop paradoxale pour pouvoir l’admettre. Elle n’avait pas vocation à devenir une lettre ouverte. Jean-Pierre a jugé intéressant de la soumettre à votre lecture.

La violence du débat actuel, où chaque prise de position peut se retourner contre son auteur, impose la plus grande rigueur. Une rigueur que n’a peut-être pas cette lettre qui a été écrite comme un mot qu’on adresse à un ami, trop vite sans doute, en sautant des étapes du raisonnement parfois... j’en revendique pourtant chaque mot, et surtout le ton. J’ai donc accepté le principe de sa publication et malgré son manque de précision sur certains points, j’espère qu’il sera clair pour vous tous que ce que j’y expose présuppose un attachement total à l’idée d’une convention collective, mais adaptée à la spécificité de notre activité, et le sentiment que ce qui peut nous diviser actuellement relève plus d’une question de timing que d’un désaccord de fond.

Jean Pierre,
Tout ça appelle une réponse de ma part. D’abord pour t’assurer que cette décision, je ne l’ai pas prise à la légère (ce qui risque d’aggraver mon cas à tes yeux je le crains !), qu’elle a même été très dure à prendre pour toutes les raisons que tu exposes très bien dans ta lettre. Et puis un jour, j’en suis venu à mettre (pour un temps) ma conscience à rude épreuve en pensant qu’il y avait péril en la demeure, que telle quelle, et sans remise à plat des mécanismes de financement des films, nous allions à la disparition de tout un pan de cinéma qui est celui que nous aimons. Je n’arrive pas à croire à l’idée très séduisante de la Convention comme " levier " d’un grand chamboulement. Je pense juste que les " puissants " font tout pour faire disparaître les plus fragiles et qu’à travers cette convention, ils avaient trouvé l’arme parfaite : puissante et inattaquable par nous, puisque étant " de gauche ", nous n’allions pas pouvoir aller contre l’intérêt des techniciens.

Ne nous voilons pas la face. Depuis longtemps, les films se paupérisent (l’argument de l’enrichissement des producteurs sur le dos des films ne me semble tenir la route que pour quelques-uns d’entre eux, peut-être surtout d’ailleurs parmi les signataires de la convention). Et il est clair qu’en dessous d’un certain seuil, ces films ne se feront plus. Ça m’embêterait de faire partie de ceux qui tournent parce que j’ai eu la chance de faire mes premiers films il y a longtemps, d’avoir " fait ma place " et de n’avoir rien fait pour me battre et aider les autres à avoir cette même chance.

Alors oui, je me suis résolu à me salir les mains, à endosser le mauvais rôle. Et j’ai trouvé dans le travail du " groupe de 10 " une façon de le faire avec précaution me semble-t-il. Avec le souci de l’intérêt collectif, (je sais que tu n’y crois pas). Mais je ne vais pas te redire ce que j’ai dit l’autre jour : tu connais aussi bien que moi les dangers de la délocalisation à laquelle nous nous soumettrons tous, je le crains, plutôt que de nous taire en ne faisant plus nos films. Tu sais aussi combien, pour tout le monde, un tournage fauché est fatigant et le deviendra encore plus quand, pour faire entrer dans l’enveloppe, il faudra encore couper des heures, des jours de tournage. Là, l’amélioration des conditions de travail, on en reparlera.

Alors oui, je pense m’être engagé pour l’intérêt collectif, et pas pour celui des seuls techniciens bien installés (comme moi, j’en conviens). Encore une fois, si j’avais pu croire à l’effet de levier, j’aurais pris une position proche de la tienne, crois-moi. Sans doute n’avons-nous pas la même culture syndicale, toi et moi, mais ton intransigeance m’impressionne beaucoup, elle pourrait même me sembler exemplaire. Pourtant, face à l’urgence...

Ce qui m’a décidé à m’associer au " groupe des 10 ", c’est surtout l’impression que le travail qu’ils avaient fourni méritait qu’on y regarde à deux fois. Que la complexité de la situation avait donné lieu à une réflexion que je n’arrive pas à penser égoïste, et que l’objet qui en est sorti, avec tous les garde-fous qu’il prend soin d’ébaucher, me semble être garant d’une gestion de la crise plus juste que toutes celles qui ont été proposées jusque là.
De plus, surtout même, ce texte me semble nous engager, nous les réalisateurs, vis-à-vis de ceux avec qui nous faisons nos films. Plutôt que de baisser les bras et continuer à gérer une peau de chagrin (ça, on sait très bien faire, et depuis longtemps, et on saura encore faire des progrès, j’en suis aussi malheureusement convaincu !) nous allions devoir aller au charbon pour améliorer le financement de nos films, et éviter que seuls les " gros " puissent continuer à exister, faits par des techniciens qui vivront mieux, certes, mais en laissant sur le côté tous ceux qui galèrent aujourd’hui et disparaîtront demain, tous ceux qui veulent faire ce boulot et n’y trouveront jamais de place. J’ai l’impression que cette décision se défend et je n’arrive pas à me reconnaître dans le rôle du libéraliste forcené qu’on m’accuse d’être. Le libéralisme n’est peut-être pas là où on le croit. Il avance masqué peut-être.

Dernière chose que je voulais aborder avec toi, c’est la notion de " putsch ". Où est le putsch quand, à la suite d’une réunion à laquelle a assisté une bonne centaine de réalisateurs, ceux-ci, convaincus, décident de venir voter pour essayer de mettre en œuvre ce qui les a convaincus. Je ne leur ferai pas l’insulte de les penser si facilement manipulables. Le nombre de participants aux deux réunions me semble d’ailleurs donner la mesure de l’urgence du moment.
Je veux voir, dans notre élection, la manifestation d’un engagement que j’espère nous serons tous attentifs à respecter, dans le cadre d’une alternance qui, même si elle est massive (trop ?) n’en est pas moins démocratique, j’espère que tu en conviendras. Tu y vois un coup de force, mais un vieux militant comme toi en a vu d’autres, et connaît les règles du jeu, j’en suis sûr. J’espère donc seulement que l’estime dont tu veux bien me témoigner dans ta lettre et qui est largement réciproque, sois-en sûr, nous permettra de confronter des idées et de, pourquoi pas, nous retrouver.

En toute amitié, réciproque donc.