Souvenirs du Prix Vulcain 2014

Par Cyrille Hubert, membre du jury

La Lettre AFC n°244

Mon texte fait suite à celui de Richard Andry, qui manifestement a eu la plume plus rapide que la mienne. Je faisais avec lui partie du jury du prix Vulcain pour le Festival de Cannes 2014 avec cinq autres collègues : Jean-Louis Nieuwbourg, directeur de production et pour l’occasion président du jury, Yasuhiro Mikami, qui après de longs services chez Sony travaille maintenant pour Thales Angénieux, Patrick Muller, de Cinemeccanica, Jean-Jacques Mary, exploitant de salles de cinéma, et Dominique Schmit, de Dolby.

Vulcain, comme le rappelle Pierre-William Glenn est le dieu de la forge, l’artisan, celui qui façonne la matière. C’est pour un symbole important pour la CST d’avoir au Festival de Cannes, un prix qui récompense quelqu’un qui « fait » le film. L’accent est mis sur le fait que c’est d’une collaboration entre technique et artistique qui doit être mise en avant.
Le prix peut être attribué à un travail de montage, de décoration, de costume, d’image, de son, ou bien d’effet spéciaux, parmi les films de la Sélection officielle du festival. Dès le premier petit déjeuner, notre mission était donc claire : nous allions, yeux et oreilles attentives, voir tous les films de la sélection, afin de choisir ensemble un unique aspect technique à récompenser pour un des dix-huit films.

Voir tous les films de la Sélection officielle du Festival de Cannes est une expérience très particulière. A noter en premier lieu, les conditions idéales de projections de la salle du Grand Théâtre Lumière pour offrir de belles rencontres avec les films ; c’est avec plaisir que nous rejoignions bi-quotidiennement le rang T de la corbeille de la grande salle, qui était temporairement devenu notre lieu de réunion.
L’autre particularité de Cannes est le fait d’être quasi instantanément confronté à la réaction critique que les films provoquent. La Croisette n’est pas un espace très grand, et pendant deux semaines, les films sont perpétuellement discutés, que ce soit entre festivaliers, dans les quotidiens distribués dans les rues, sur les écrans, à la radio...
Il est difficile de garder son expérience personnelle des films, et les prises de notes après projection s’avèrent parfois nécessaires pour conserver ses ressentis propres avant de les soumettre aux questionnements et à l’analyse. Pour battre le fer encore chaud, nous faisions un point tous les deux jours avec le jury, accompagné de Moira de la CST pour retranscrire nos échanges.

Bien que les sensibilités différaient, les discussions étaient constructives, et, ce qui n’enlève rien au travail, particulièrement chaleureuses à mesure du festival. Très vite, plusieurs interrogations se sont levées : faut-il / est-il possible, pour juger un aspect technique, de faire abstraction du film que l’on nous raconte ? Lors d’un entretien en novembre dernier, Denis Lenoir, alors membre du jury de la sélection officielle du Camerimage, m’avait dit très simplement : « C’est impossible de parler d’image sans parler du film, ce n’est pas une surprise. »
Nous ne recherchions pas une perfection technique, mais plutôt des gestes singuliers, des partis pris qui nous semblaient justes. En cas de doute, le test récurrent auquel nous nous soumettions était le suivant : est-ce que l’intérêt du film s’effondrerait en retirant cet aspect technique en particulier ?

The Search aurait-il été le même film si le travail de décoration avait été confié à une autre équipe ? En l’occurrence, les doutes sont minces mais la question était parfois délicate, discutable au cas par cas et souvent discutée en pratique.
En chemin vers Cannes, je feuilletais le numéro 700 des Cahiers du Cinéma, où des cinéastes au sens large (réalisateurs, comédiens, techniciens) étaient invités à parler de leurs émotions de cinéma. C’est finalement par une démarche assez similaire que l’on a naturellement orienté nos discussions : ne pas exclure la sincérité de nos émotions dans nos analyses concernant la technique.

Et, au fil des projections, certaines évidences apparaissaient. Est ressortie de nos discussions l’image de Timbuktu, avec certains plans mémorables comme par exemple un plan en plongée à la tombée de la nuit sur la milice qui inspecte la ville ; ou un autre où une silhouette, après un meurtre lourd de conséquences, doit traverser longuement un fleuve en contre-jour ; traversée d’autant rallongée par un cadre 2:35. Nous avons retenu aussi la bande son de Foxcatcher, qui, au sein d’un scénario elliptique, hiérarchise subtilement la temporalité des événements de la vie du catcheur, en privilégiant tantôt un silence pesant qui nous ramène au présent, et tantôt mêle les voix lointaines du direct à de douces nappes musicales pour déréaliser, faire glisser certaines séquences.

La cohérence tenue de bout en bout de l’image de Guillaume Schiffman sur The Search a aussi été remarquée, avec un très beau jeu entre la désaturation des couleurs et un travail sur des teintes ocres et brunes. Les idées de cadre dans le film des frères Dardenne nous ont déroutés. Le principe du film est de multiplier des séquences de dialogue entre deux personnages.
Celles-ci sont toujours filmées en plans séquences et cadrées avec un goût affirmé pour le symbolisme : un personnage est sur un fond bleu quand l’autre est sur un fond rose, une amorce de tige métallique sépare deux personnages, l’angle d’un mur de brique est placé exactement au centre du cadre.

Dans un genre totalement différent, Nuri Bilge Ceylan, dans Winter Sleep, décide lors de ses scènes dialoguées de placer ses comédiens à des positions uniques. Cette mise en scène minimaliste permet des choix d’image très affirmés où les intérieurs sont assez sombres, et où la lumière tombe précisément sur les comédiens, en donnant aux cadres un aspect très posé.
J’ai personnellement été très touché par l’image des Meraviglie photographié par Hélène Louvart. Les choix de filmage sont directement liés à ce que raconte le film : l’intrusion d’une imagerie télévisuelle clinquante au sein d’une famille d’apiculteurs vivant dans une ferme recluse. Les artefacts du Super 16 entre en harmonie avec cet univers rural.
La lumière donne une impression de simplicité, où la cohérence des lieux semble primer devant la plastique des plans. La caméra épaule semble en réponse directe au jeu des acteurs, mais des plans plus chorégraphiés émergent de temps en temps, guidés par des idées simples mais efficaces.

La gestion de la 3D d’Adieu au langage a également constitué un moment fort de ce festival. Le film exploite beaucoup d’aberrations du médium (amorces en bord cadre, divergence, images " ghost "), tout en proposant des idées très belles. Parfois, deux plans complètement différents sont projetés dans l’image censée être à gauche et celle censée être à droite si bien que le spectateur peut changer ce qu’il voit sur l’écran du cinéma simplement en clignant des yeux.

Et le festival se poursuivait. Il était étrange, après avoir été transporté par un film, de sortir de la salle par les petits escaliers et de constater que l’on était toujours à Cannes, et que la plage n’avait pas changé. Et puis, cette sensation elle-même devenait familière. Familiers aussi les jolis vêtements, les flashes des photographes, les sandwiches à manger sur le pouce. Les discussions à controverse étaient récurrentes sur la Croisette et il était très difficile de passer à côté des débats qui convergeaient sur le jeu de Marion Cotillard, sur le jeune âge – et génie ou non – de Xavier Dolan et de son film carré, sur l’absence de Jean-Luc Godard à Cannes, sur la sortie en VOD du film d’Abel Ferarra. On se surprend, en tant que festivalier, à faire des analogies entre les films, à constater par exemple la présence du Scope sur près des deux tiers des films et celle, encore significative du 35 mm (Saint-Laurent, Jimmy’s Hall, Foxcatcher, The Search, Sils Maria...).

Après les délibérations du dernier dîner, c’est finalement à Dick Pope que nous avons décidé de remettre le Prix Vulcain, pour sa lumière sur Mr. Turner, de Mike
Leigh, en référence à l’œuvre du peintre. Le film sera projeté à Paris à l’occasion de la remise du prix, le lieu et la date restent à confirmer.

(Cyrille Hubert est diplômé de l’Ecole nationale supérieure Louis-Lumière, promotion 2013)