Tekhnè

Par Diane Baratier, AFC
Récemment dans la presse, la démarche personnelle et courageuse d’Eric Rohmer comme cinéaste a été utilisée pour défendre un point de vue personnel de production. Il a été dit que Rohmer, si cette nouvelle convention était appliquée le 1er juillet 2013, n’aurait pas pu faire ses films*.

Or, quand j’ai commencé à travailler avec lui en 1992, la convention collective était autrement moins consensuelle que celle présentée aujourd’hui par les praticiens de l’industrie cinématographique. Il a été dit que la convention actuelle l’aurait obligé à travailler avec de grosses équipes, j’ai lu et relu la convention et n’ai rien trouvé de tel.
Par contre je n’ai jamais été aussi bien payée que par la Compagnie Eric Rohmer, ce qui prouve que ce n’est pas sur nos salaires que se jouent les problèmes économiques actuels des films à petits budgets mais ailleurs.

Derrière cette convention collective, je ne vois que le problème de société, son évolution. Quand j’utilise le mot cinéaste, je me réfère au sens qu’il avait dans mon enfance il y a quarante-cinq ans, il qualifiait toute personne travaillant dans le cinéma, une monteuse était cinéaste comme un directeur photo. Cette déviance sémantique est lourde de conséquences aujourd’hui pour nous techniciens, elle nous exclue de l’ordre des créateurs de films et nous parque dans l’enclos des exécutants remplaçables et malléables à merci.
Elle justifie le peu d’importance donnée à notre participation dans la fabrication d’un film. N’étant ni syndicaliste, ni producteur, juste une cinéaste de naissance par mon père et ma mère, je réponds à travers la forme que les Grecs aimaient utiliser pour argumenter un point de vue dans le débat public.
C’est donc en m’inspirant d’un texte de Plutarque dans son recueil Moralia que je vais donner mon point de vue sur le débat actuel.

Plutarque écrit un dialogue où Ulysse, Circé et un homme, Gryllos, qui a voulu devenir cochon, échangent leurs différents points de vue. Je suis désolée de n’avoir ni le talent de Plutarque ni celui de Rohmer pour écrire des dialogues mais au moins ma pensée peut s’exprimer loin des discordes actuelles.
Dans le dialogue de Tekhnè, les personnages sont : un syndicaliste, un producteur et un cochon.

Les deux hommes sont choqués d’avoir à parler avec un cochon, mais en entendant le cochon s’exprimer avec une voix humaine ils acceptent le dialogue - et comprenant qu’il fut femme avant d’être cochon lui demandent la raison de sa transformation.
Tekhné : Vous dites que je suis cochon mais je suis truie. Femme je suis restée femelle. Je ne voulais plus travailler pour gagner de l’argent en perdant mon temps et j’ai décidé de me transformer et de sortir des choix de l’humanité. L’humanité aujourd’hui dans sa majorité se dévoue à une seule forme d’économie au mépris de la pluralité des différents types de collectivités humaines. L’économie pillarde a pris le pouvoir sur toutes les autres et se considère comme unique. Elle tente d’exterminer les autres et de nous rendre aveugles sur ce fait. Depuis cette prise de pouvoir toutes collectivités d’êtres qui aspirent à la simplicité d’un quotidien sans désir de pouvoir démesuré, sont mises au travail forcé. Pour vous faire avaler la pilule, on vous fait croire que c’est un choix et on vous promet des lois pour vous protéger, en réalité aussi bien les conventions…

Le Syndicaliste (interrompt la truie) : Vous avez décidé d’être truie pour revenir en arrière mais cela n’est pas notre choix, nous humains avons des habitudes de confort que nous souhaitons conserver.

Le Producteur (tâte l’animal) : Laissez donc cette convention, elle empêcherait des petits films comme celui-ci d’exister.

Tekhné : Si je me suis faite truie, c’est justement pour avoir le temps de réfléchir. Ce temps enlevé par votre intérêt. Ce temps mis au travail et encadré par des règles. Que l’on veuille conserver des règles pour garder un troupeau en bonne santé ou que l’on veuille détruire ces règles devant la croissance démesurée d’un troupeau en bonne santé dont les maîtres n’ont plus besoin de prendre soin vu sa taille…

Le Syndicaliste : Vous allez trop loin. Nous défendons uniquement par cette convention la qualité de vie des techniciens du cinéma, n’en faites pas une affaire d’éthique, restons juste au niveau des salaires.

Le Producteur : Les salaires des techniciens émèchent l’art et la créativité. Les règles de protection des travailleurs minent un secteur qui sans cela pourrait aller bien.

Tekhné : Vos deux points de vue sont les mêmes. Le problème de la création n’a jamais eu parti lié avec l’intérêt ou la sécurité. C’est une action que rien ni personne ne peut empêcher. Ni vos désirs d’asservissements, ni vos souhaits d’esclavage confortable n’empêcheront les trous noirs de la création. Météorologie, cinéma, agriculture, on ne peut pas prévoir. Les statistiques qui rassurent n’offrent aucune protection.

Le Syndicaliste : Nous ne parlons pas de la même chose, moi je vous parle de cinéma, il faut un cadre.

Le Producteur : Foutaises, la croissance est l’unique solution. Les idéalistes n’ont jamais sauvé le monde.

Tekhné : Même si vous baissez les salaires, dans un an ou deux le même problème reviendra et l’économie des petits films ne sera pas sauvée mais les travailleurs plus pauvres et mal traités. Sur la souffrance des autres, vous aurez gagné un an ou deux de survie sans que le problème ne soit réglé.

Le Syndicaliste : Pas question de baisser les salaires.

Le Producteur : Le chômage, c’est ça que vous souhaitez...

Tekhné : En tant que truie, tout cela m’est bien égal, j’apprécie le monde qui m’entoure quelle que soit la situation mais vous si vous voulez continuer à vivre tout en restant humains, il vous faut revenir à des économies variées et adaptées à des démarches personnelles. Vous parlez d’espèces en danger, de langues en voie d’extinction, n’avez-vous pas noté le nombre d’économies disparues ? Une seule s’est imposée par la force et a effacé les autres. Elle nous entraine vous comme moi dans une spirale de déséquilibres variés, qu’ils soient climatiques, écologiques, psychiques ou relationnels. Vous défendez cette économie parce qu’elle vous rassure ou sert votre intérêt immédiat mais l’appauvrissement des variétés économiques est l’unique cause de la crise actuelle. Ce n’est pas en maltraitant les êtres que vous parviendrez à sauver la création. Il faut désirer la création d’économies variées adaptées à chaque type de collectivités humaines pour ne plus subir de crises économiques. Trouver pour chaque film sa juste démarche économique et ne plus souhaiter un modèle unique. Baisser les salaires des techniciens n’est pas la solution, ne pas avoir peur de s’affranchir d’un modèle économique désuet en est une.

La fable dont je me suis inspirée est un texte écrit au début de notre ère. La critique de Gryllos est beaucoup plus violente sur la condition humaine de l’époque. Ulysse est autrement plus maltraité et remis en question que les deux personnages représentants mythiques de l’antagonisme actuel qui nous déchire.
Citer Eric Rohmer a propos de la création d’un film, c’est citer un homme qui a forgé sa propre démarche à travers une cohérence économique mise au point tout au long de sa vie pour parvenir à faire ses films malgré un système qui lui était hostile. Et s’il est parvenu à créer une économie personnelle vertueuse, c’est par la rigueur. C’est une bonne idée de l’avoir cité pour réfléchir à ses particularités et trouver des solutions par ce temps de déséquilibre économique provoqué par l’arrivée du numérique.

Non pas parce qu’il aurait été empêché de faire ses films mais justement parce qu’il ne l’aurait pas été, il aurait trouvé le moyen de contrer la difficulté d’une convention propre à une industrie alors qu’il était, lui, un artiste. C’est l’artiste qui a créé une économie nouvelle à travers une démarche personnelle. Il a eu le courage d’innover sans se préoccuper de la norme de fabrication en vigueur, inventant de nouveaux systèmes économiques propres à une démarche personnelle de réalisateur. C’est aussi par là que l’on peut admirer la singularité de son œuvre.
Rediscuter cette convention pourquoi pas si vous le pensez nécessaire mais sans mélanger l’industrie du cinéma et l’art cinématographique. Le code du travail représenté par cette convention consensuelle pourrait être mieux défendu mais je ne vois pas comment une convention pourrait défendre des artistes en opposition avec la majorité des travailleurs qui travaillent pour eux. Ce n’est plus démocratique.

L’arrivée du numérique est une gageure. Pour relever la situation il faut analyser les vraies causes du déséquilibre économique. Comment se fait-il que j’ai commencé à travailler il y a vingt ans, que mon salaire dans le meilleur des cas n’ait jamais été augmenté alors que j‘ai perdu plus de 30 % de mon pouvoir d’achat et que maintenant on veuille, après vingt ans de bons et loyaux services, m’en enlever encore 50 % ? Comme travailleur de cinéma je ne peux déjà plus partir en vacances ni aller au restaurant. Un café au bar de temps en temps.
Et malheureusement je ne suis pas seule dans ce cas. Je ne crois pas que fragiliser davantage ma situation permettra aux films fragiles de survivre, au contraire puisque je les ai toujours défendus par le don de mon travail. Qui a jamais pu empêcher le don ? Quel est le technicien de cinéma qui n’a jamais tout fait pour le film sur lequel il travaille ? La réciprocité est nécessaire pour trouver un équilibre stable.
Il n’y a pas un cinéma en soi, il est pluriel et en évolution. Oublier la diversité des genres est aussi dangereux dans le cinéma que partout ailleurs. On sait aujourd’hui que la destruction de la diversité peut engendrer notre fin.

Diane Baratier, L’Humanité, 19 avril 2013

* Point de vue de Gilles Sacuto, producteur indépendant, opposé à la nouvelle convention collective applicable le 1er juillet 2013.