Témoignage de dominique Abel, réalisatrice

La Lettre AFC n°121

Jean Yves,

Ta mort est impossible à croire. Je t’aime, je t’aimerai toujours ! Tu meurs au moment où "Poligono Sur" sort en Espagne. Tu n’as pas reçu, toi, ces baisers et ces élans de bonheur des gens des "3000" à la sortie de l’avant-première du film, au théâtre de la Maestranza à Séville. Ils étaient pour toi aussi.
Mon alter ego, ta disparition me laisse seule dans un monde hostile. Avec qui trouverais-je jamais la complicité qui était la nôtre ?
Notre amitié existait en dehors du cinéma, autrement il n’y aurait pas eu d’amitié, il n’y aurait pas eu non plus de films faits ensemble. ll nous en restait encore beaucoup à faire, mais la joie d’en avoir fait trois subsistera pour toujours.
Tu étais mon allié indispensable, nous étions émus par la même beauté, bouleversés par les mêmes injustices, nous avions le même désir de vérité. Nous partagions la même vision du monde. De l’existence aussi, pareillement farouches et individualistes, nécessitant la liberté comme l’air, au prix de beaucoup de solitude. Nous n’avions peur de rien et ensemble nous étions invincibles.
Nous étions touchés par les mêmes gens, nous aimions "Accatone" et Pasolini, Dostoïevski, la poésie de Lorca et " Le journal du voleur " de Genet, Van Gogh, Camaron de la Isla... Tout cela au même degré l’un et l’autre, dans une affinité totale... Tu es parmi les très rares êtres profondément indépendants et originaux que j’ai pu rencontrer, tout à fait singulier, ne ressemblant qu’à toi-même.

D’où te venait cette force monumentale ? De ce corps petit et fragile ? De cette opération à cœur ouvert faite dans ton enfance et dont les cicatrices te lacéraient les côtes ? Je te revois encore marcher devant moi, la caméra à la main, avec cette énergie concentrée et pharamineuse qui était la tienne, je pensais : « Il est le petit prince devenu adulte ».
Le pouvoir qui s’exprime dans son arbitraire te faisait rager mais cette rage tu la convertissais en une habileté quasi diabolique qui renversait tout, tu étais alors d’une force surhumaine qui cachait bien son jeu : la force de la ruse et de l’intelligence.
Tu transformais un rapport de force brut et banal en un défi élégant, tu laissais à nu celui à qui tu t’adressais et tes mots étaient des flèches d’une précision méticuleuse. Chacune de tes paroles était un engagement ferme, il fallait le savoir et ne pas revenir dessus, même si on pouvait s’en étonner dans un monde où ceux qui tiennent parole sont devenus des exceptions.
Tu étais David qui venait à bout de tous les Goliath. J’essayais d’apprendre de toi cette sagesse, mais mon tempérament, ma nature impulsive abîmait des choses que tu savais sauver, sauf quand ton interlocuteur était vraiment trop médiocre et que tu ne te donnais plus la peine de cacher alors ton mépris radical. Combien de fois, tu désemparais les autres ; on aurait dit que tu étais né pour ça, pour étonner et pour tendre un miroir à la lâcheté, à la faiblesse, à la médiocrité.
Et continuer de l’avant, toujours de l’avant, sans trêve. Mais qui, de tous ceux qui se sont vus désemparés par ta force de caractère, par ta détermination, savait que tu puisais cette force dans le don de toi, dans l’élan que tu mettais à faire ce que tu faisais ?

Dans la première lettre que tu m’as écrite pour soutenir mon premier projet, tu écrivais : « J’espère être à la hauteur du feu qui brûle en toi », pourtant ce feu sacré tu l’avais autant en toi et c’est peut-être ça qui nous unissait le plus profondément : la conviction que la passion bouge des montagnes, peut plus que tout, et cela nous l’avons partagé jour après jour dans les trois films que nous avons faits ensemble et dans les moments les plus difficiles du dernier. Quelquefois on n’était plus que tous les deux pour tourner, ce qu’on voulait faire nécessitait que l’on ne dorme pas une nuit de plus ? On ne dormait pas, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute pour toi.

Je me souviens d’un jour où tu as demandé à l’assistant réal de te faire traduire (tu ne voulais pas me mettre dans la situation délicate de le faire moi) et tu t’es adressé à l’équipe. Nous tournions dans un quartier marginal au sud de Séville, sorte de ghetto gitan.
La majorité de l’équipe faisait des réunions tous les jours, ils ne voulaient pas aller dans les endroits, ils avaient peur, ils ne voulaient pas ci, ils ne voulaient pas ça, tous les jours le même topo.
Tu leur a parlé de manière tellement magistrale, comme je n’aurais jamais su le faire, avec une générosité qui les a laissés pantois... C’était ça ton autorité, l’autorité de l’intelligence.
Tu leur disais que tu ne les comprenais pas et que tu ne comprenais pas non plus ce qu’ils faisaient là ; pourquoi dans ce cas avoir accepté (sinon choisi) de travailler sur ce film ? Tu leur disais qu’il leur était donné de vivre quelque chose de tout à fait exceptionnel, que ce film leur ouvrait les portes d’un monde inconnu et extraordinaire qu’ils n’auraient pas la chance de connaître sinon, que nous étions au milieu de gens extraordinaires, ne le voyaient-ils pas ? N’étaient-ils pas frappés, comme toi, par leur dignité, leur talent, la puissance de leur allégresse autant que celle de leur rage, leur don de soi, la capacité à partager, la tendresse, la finesse, l’élégance et la souveraineté de leur comportement, l’irascibilité, l’humour, l’humanité enfin de nos protagonistes ? Pourquoi perdaient-ils cette opportunité unique de vivre ça ?
Tu te scandalisais qu’ils fassent de moi une "enfant terrible" alors que selon toi je ne faisais que trop subir leurs réticences. Et que pourrais-je dire de tant de choses injustes que j’ai entendu à ton sujet ? Payant de ta vie professionnelle et de ta vie tout court ta fidélité à un réalisateur ou à plusieurs ? Que tu ne savais pas travailler rapidement... Que tu ne pouvais pas travailler avec de petits budgets... Alors, entre autres, qu’ils aillent voir les films que nous avons faits ensemble, s’ils ont un peu de sensibilité ils comprendront que pour attraper ce que nous avons attrapé, il faut être rapide comme l’éclair et s’ils ont, en plus, de l’imagination, ils se figureront les budgets de films pareils et que des plans comme celui des enfants qui conduisent une voiture volée dans "Poligono Sur" ont été tournés parce que tu voulais bien monter sur le capot d’une voiture en t’attachant avec des bouts de cordes... Je te vois encore, t’impatientant du conducteur parce qu’à 80 à l’heure, il n’allait pas assez vite à ton goût.

Bien sûr on s’engueulait quelquefois, c’était inévitable étant ce que nous sommes et dans l’urgence de ce qu’on faisait, mais ces engueulades étaient tout de suite emportées, annulées dans la force qui nous poussait en avant, on avait bien plus important à faire. Les gitans, eux, t’adoraient.
Je me souviens avec Agujetas, la première fois qu’il t’a vu (tu ne payais pas de mine au premier abord, petit, plutôt chétif, face à la bête qu’il était, forcément...), il s’était écrié : « C’est "ça" ton super génie de la photo ? », et je lui avais répondu : « Tu ne perds rien pour attendre, tu verras "ça" quand il se met au travail ». Quand, dans ta simplicité inébranlable, tes yeux avaient rencontré les siens, il t’était acquis pour toujours.
A las "3000" c’était pareil, ils t’avaient surnommé el enchufe (la prise) à cause de ta "coiffure" particulière (plutôt de ta non-coiffure) : « Chez vous, en Californie - te demandaient-ils - pour se coiffer le matin, on met les doigts dans la prise ? » Mais depuis le premier jour en voyant l’ardeur que tu mettais à ce que tu faisais et que tu étais partant pour toutes les aventures, du moment que c’était pour le film, ils t’avaient adopté comme un des leurs. Vous communiquiez avec le regard, les gestes, les rires, la tendresse. Ils t’aimaient.

Comment accepter que tu sois arraché à la vie à cet âge, avec tout ce que tu voulais faire encore et parmi le plus beau de tes projets, un enfant ? Jean-Yves, as-tu jamais su combien je t’admirais ? Combien je te suis reconnaissante de tout ce que tu m’as apporté, de ce que tu m’as enseigné, de ce que tu as sacrifié de tes projets pour les miens qui devenaient aussi les tiens ?
Pourtant, pour toi, ta place était claire, tu détestais entendre un producteur parler de "notre" film, tu disais : « Non, c’est son film et nous travaillons dessus, ensemble ».
Un film était le projet qu’un réalisateur portait en lui et personne d’autre que lui ne pouvait prendre sa place. Il s’agissait pour les autres de comprendre la spécificité de ce projet et de travailler au service de ce projet en donnant le maximum de soi, en essayant de comprendre au plus près cette chose que portait en lui son créateur et qui devenait sacrée dès le moment où ce désir était un désir pur, porté de l’intérieur, du cœur.
Je n’oublierai jamais que tu m’as prise par la main dans mes premiers pas créatifs, partageant ton intimité et me donnant le nécessaire dans des hôtels à Londres, à New York ou ailleurs pour m’encourager à aller de l’avant, à la rigueur, au travail.
Tu es le parrain de ma fille qui a 4 ans, je voulais lui donner la chance de ce lien privilégié, ce parrain qui, bien que géographiquement lointain, à chacune de ses apparitions saurait lui enseigner des choses essentielles et de valeur sûre, je ne doutais pas que tu allais prendre à cœur de faire des bouts de route avec elle, qui seraient autant de petites lumières et de références sur le chemin trop obscur de la vie, des lumières belles et justes comme tu savais les faire.
Tout est lumière, disais-tu, je renchérissais et nous nous taisions épris de la même émotion devant la beauté sauvage d’un enfant gitan, d’un paysage ou de toute autre chose.

Tu étais dans ma vie ce que Camaron chante « Una estrella chiquetita, chiquetita pero firme », une étoile, une étoile petite mais ferme. Je suis orpheline sans toi, ou est-ce que je viens de perdre mon bras droit ?