Tom Stern, ASC, parle de son travail avec Clint Eastwood

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Travaillant plus de 20 ans en tant que " gaffer " avec les plus grands opérateurs américains des années 1970 (Bruce Surtees, Owen Roizman, Haskell Wexler, Conrad Hall…), Tom Stern, ASC, a démarré à 56 ans une nouvelle carrière de directeur photo auprès de Clint Eastwood (sur Blood Work). Fidèle collaborateur de ce dernier depuis 1981 (depuis Honkytonkman), il a depuis 2002 signé les images de tous les nouveaux films de la star, remportant également récompenses sur récompenses dans les festivals internationaux.
Après Mystic River en 2003, Tom Stern revient cette année à Cannes en tant que président du jury de la CST.

Vous avez un parcours assez atypique. Sortant d’une prestigieuse université, vous vous dirigez ensuite vers le métier de chef électro…

A la fin de mes études, j’ai vraiment eu envie de me mettre à travailler très concrètement. Si sur 1 000 élèves, 900 voulaient devenir réalisateurs, les 100 autres directeurs de la photo, moi j’ai choisi délibérément de m’orienter vers le poste de chef électricien, car après tout, le cinéma ça reste un travail d’équipe ! J’ai ensuite vite réalisé que le fait de travailler auprès des chefs opérateurs me permettrait d’apprendre très concrètement comment on construit une image, comment on sculpte la lumière.
De ce point de vue, je trouve d’ailleurs que la répartition des tâches dans une équipe française est plus logique. Laisser la responsabilité à l’équipe électro de gérer tous les accessoires (drapeaux, mamas, cadres…) qui permettent de construire concrètement la lumière… C’est quand même beaucoup plus simple que de le déléguer, comme aux USA, à l’équipe machinerie !

Le poste américain de " gaffer " est-il, peut-être, le plus propice à l’apprentissage du métier d’opérateur ?

Oui, c’est certain. Notamment à cause de la relation très forte qu’il y a souvent sur un film entre le metteur en scène et le chef opérateur. Cette situation force naturellement l’opérateur à se reposer sur une personne de confiance qui soit capable de gérer tous les aspects techniques de la lumière, quelqu’un qui soit littéralement capable de penser aux mêmes choses que lui, de faire les mêmes choix sans même parfois avoir à le signaler. En tant que " gaffer ", j’ai eu personnellement l’immense chance de travailler avec plusieurs opérateurs exceptionnels, tant sur le plan humain que sur le plan artistique. Quand ces personnes ont pris leur retraite, ou ont disparu comme Conrad Hall, j’ai été vraiment tenté de m’arrêter. C’est l’opportunité donnée par Clint qui m’a soudain fait réaliser que je pouvais faire un nouveau départ. Son pouvoir a permis notamment de faire tomber les barrières syndicales, très fortes aux Etats-Unis, qui empêchent normalement un gaffer de signer l’image d’un film de studio.
Ça me fait penser à une blague qui traîne à Hollywood au sujet de Malpaso, la société de production d’Eastwood. « Il vous faut dix ans avant de rentrer dans leur clan, et dix secondes pour en sortir !  » En ce qui me concerne on pourrait dire « jusqu’ici tout va bien  !  »

Comment se passe un tournage avec Clint Eastwood ?

L’organisation du travail sur ses films est en rupture avec la tradition hollywoodienne. Clint se repose sur un petit groupe de gens en qui il a confiance, et tout le monde peut avoir son mot à dire sur le plateau. C’est une sorte de hiérarchie assez plate, sans protocole ni règles séculaires. L’autre particularité est liée à son statut de star et sa capacité unique de chef d’équipe. Il est un des rares cinéastes à pouvoir planifier avec certitude 9 mois à l’avance l’avancement de ses projets. « Le Green Light » n’étant pas un problème pour lui, ça lui permet de préparer très méticuleusement, de réserver son équipe, et à la fin de tourner des films pas chers qui rapportent toujours de l’argent au studio. Prenez l’exemple des Lettres d’Iwo Jima : qui d’autre que lui serait capable d’aller vendre au patron de chez Warner un film de guerre troglodyte sur des soldats japonais entièrement dialogué en nippon ! Bien entendu, c’est parce que les gens du studio ont confiance en lui, et savent qu’il va ramener un film à 20 millions de dollars tournés en 33 jours…

Pensez-vous qu’un autre cinéaste pourrait un jour se rapprocher de ce qu’il représente à Hollywood ?

À vrai dire, il y a très peu d’autres personnes à Hollywood qui peuvent me faire penser au trajet et à ce que représente Clint Eastwood. Peut-être Warren Beatty ou Robert Redford d’une certaine manière… Mais ce sont des personnes plus cérébrales. Et ils ne semblent pas partager pas la même joie radieuse et communicative que peut avoir Clint sur un plateau. Sa simplicité, son refus du luxe - hérité de sa petite enfance pendant la dépression - et sa sincérité participent énormément à la force de ses films. Parmi les nouvelles générations, peut-être Georges Clooney pourra-t-il se diriger un jour sur ses pas. Quoi qu’il en soit, Clint me surprend en permanence par sa vitalité et son enthousiasme. Bien qu’il soit encore plus âgé que moi, je le vois bien continuer à faire ce métier pendant au moins dix à vingt ans…

Quel est votre sentiment en tant que président du jury de la CST pour ce 60e Festival de Cannes ?

Ce prix de la CST est passionnant. Il représente exactement un point de convergence entre la technologie et l’artistique. En tant que fils d’ingénieur aéronautique, j’ai cette sorte de prédisposition génétique à admirer la technique… Bien que les " 60’s " soient passées par là, me détournant à cette époque de l’héritage familial au profit du cinéma, je reste persuadé de l’importance de la science et des techniques dans l’artistique. D’ailleurs, Hollywood ne s’est pas trompé en baptisant littéralement l’institution des Oscars « l’Académie cinématographique des arts et sciences ». Pouvoir se réunir à Cannes autour d’œuvres du monde entier et échanger son point de vue sur ce langage cinématographique universel, c’est pour moi un honneur ainsi qu’un très grand plaisir.

Vous vous apprêtez également à venir tourner en France…

Étant marié à une Française, et passant un certain temps chaque année dans notre maison du Gers, je suis très content d’avoir été choisi par Christophe Barratier (Les Choristes) pour diriger l’image de son deuxième film Faubourg 36. Ce sera mon premier film français en tant qu’opérateur, même si la majeure partie du tournage devrait se passer en décors à Prague où Jean Rabasse va recréer un quartier parisien de l’entre-deux-guerres. Pour résumer très rapidement le sujet du film dans le plus pur style hollywoodien, je dirais - en blaguant - que c’est un peu « le front populaire rencontre les enfants du paradis  ». Avec comme personnage principal une jeune chanteuse débarquant dans le Paris de 1936. Un projet mêlant un côté comédie musicale très optimiste et un second plan dramatique beaucoup plus noir. La joie des congés payés laissant bientôt place à la tragédie en marche de la deuxième guerre mondiale…

Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC