Tonino Delli Colli

par Marc Salomon

La Lettre AFC n°146

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Avec Tonino Delli Colli disparaît un des plus prestigieux opérateurs italiens d’après-guerre, aussi éclectique que prolifique, puisqu’au travers d’une carrière impressionnante qui recouvre un demi-siècle de cinéma avec près de 150 films, se côtoient des réalisateurs aussi différents que Mario Monicelli, Dino Risi, Pier Paolo Pasolini, Sergio Leone, Louis Malle, Marco Ferreri, Federico Fellini, Jean-Jacques Annaud et Roman Polanski.
Né le 20 novembre 1923 à Rome, il débuta dès l’âge de 15 ans à Cinecittà comme assistant opérateur avec Ubaldo Arata, Anchise Brizzi et Mario Albertelli.
Chef opérateur à 21 ans (Finalmente sí), il signera la photographie d’une bonne cinquantaine de films avant sa rencontre déterminante avec Pasolini en 1961.

Entre comédies légères et mélodrames, films en costumes et coproductions internationales, Delli Colli tourne le premier film italien selon le procédé Ferraniacolor en 1952 (Totò a colori) avant de bifurquer vers un cinéma d’auteur plus exigeant où pourra s’épanouir un talent toujours renouvelé et anticonformiste. Loin des discours conceptuels un tantinet prétentieux de certains sur la lumière, Delli Colli déclarait plus modestement : « Tout ce que je sais, c’est que le premier projecteur que l’on place est déterminant. De lui dépendent tous les autres. Si l’on se trompe sur cette première lumière, c’est toute la séquence qui est foireuse. »

Alors qu’un contrat signé dans les années 1950 avec les producteurs Carlo Ponti et Dino De Laurentiis lui garantit cinq films par an, Delli Colli, désireux de changer de registre, provoque la rencontre avec Pasolini et accepte un salaire inférieur, « Je crois que c’est le destin car ce jour a complètement changé ma carrière » déclare-t-il dans l’American Cinematographer.

 Pier Paolo Pasolini et Tonino Delli Colli
Pier Paolo Pasolini et Tonino Delli Colli

« Dans Accattone, Tonino Delli Colli, qui venait d’un cinéma de très grande qualité mais plus commercial (la comédie italienne, des films qui ont eu beaucoup de succès, mais peut-être moins raffinés du point de vue de la photographie), a changé avec Pasolini » déclarait son confrère et compatriote Giuseppe Lanci. « A partir de là, il n’a fait que des films extrêmement intéressants au niveau de la photographie. Donc cela signifie que la rencontre avec une personnalité comme Pasolini [...] a provoqué chez un individu sensible comme Tonino une étincelle ».
Encouragé par Pasolini, il expérimente différents traitements de la pellicule N&B Ferrania P 30 : éclat des blancs et contrastes heurtés obtenus par filtrage et contretypage de la pellicule pour Accatone ; images grises mais jamais ternes, visages et paysages qui se détachent dans des valeurs de gris très proches d’où semble sourdre la lumière dans L’Evangile selon Saint Matthieu. L’utilisation fréquente de la caméra à la main (Arri II C) et des effets de zoom (35-140 mm Angénieux) paraissent alors bien peu orthodoxes, mais se fondent dans un montage d’une rare fluidité (de façon plus convaincante que chez Rossellini ou Visconti...).
Avec Sergio Leone, il renouvellera (à la suite de Massimo Dallamano) l’esthétique du western : compositions originales en Scope, teint cuivré et luisant des peaux (très beau travail sur les visages burinés par le soleil), tons chauds et ocres de la photographie qui inspireront les Américains via Clint Eastwood et son opérateur Bruce Surtees jusqu’à Dante Spinotti (Mort ou vif de Sam Raïmi en 1994).
S’il n’a jamais imposé un style - « réfractaire à tout effet de style prévisible » comme l’écrit John Bailey dans l’American Cinematographer - on a cependant souvent loué à juste raison la qualité de ses prises de vues en extérieur dont il disait lui-même : « J’ai une méthode pour tourner en extérieur mais je ne vous le dirai pas » !
Il fut primé à six reprises dans son pays par un Nastro d’Argento, rejoignant ainsi le palmarès de Gianni Di Venanzo. On notera encore qu’il interprète son propre rôle dans Intervista de Fellini et que, tout au long de sa carrière, il a contribué à former des opérateurs comme Pallottini, Ruzzolini, Franco Delli Colli et Franco Di Giacomo...

On pourra relire l’hommage que venait de lui rendre l’American Cinematographer dans son numéro de mars 2005 (A Lifetime Through the Lens), ainsi que les articles consacrés au Nom de la rose (octobre 1986) et à La Jeune fille et la mort (avril 1996). On trouvera aussi un entretien avec Delli Colli dans le numéro d’août 2003 de Film&TV Kameramann ainsi que dans l’ouvrage de S. Consiglio & F. Ferzetti, La bottega della luce édité en 1983.
Tonino Delli Colli est l’un des 100 directeurs de la photographie à l’honneur dans Making Pictures : A Century of European Cinematography, livre à l’initiative d’Imago, Féfération européenne des directeurs de la photographie.

 Pier Paolo Pasolini, Dante Ferretti et Tonino Delli Colli
Pier Paolo Pasolini, Dante Ferretti et Tonino Delli Colli

Tonino Delli Colli par Jean-Hugues Oppel
Jean-Hugues Oppel, aujourd’hui romancier, fut l’assistant opérateur de Tonino Delli Colli sur, entre autres, La Jeune fille et la mort de Roman Polanski.

Petit par la taille mais grand par le talent. Je sais, la formule est facile pour parler de Tonino Delli Colli, le seul directeur de la photographie que j’ai connu qui tenait pile poil debout sous l’objectif d’une Panaflex Platinum réglée à hauteur de regard d’actrice (Sigourney Weaver, ça aide, il est vrai), et mesurait la lumière en intérieurs comme à l’extérieur avec la toute petite Sekonic aussi appelée Norwood, si mes souvenirs sont bons. Excusez l’ancien pointeur qui ne fait plus que l’écrivain depuis une dizaine d’années ; je crois me rappeler que c’était le modèle L quelque chose 98.
Mais quelle lumière, bon sang ! Les cinéphiles se rappelleront cette longue nuit oppressante de La Jeune fille et la mort de Roman Polanski - panne d’électricité due à la tempête dès la page 3 (séquence 4/1) du scénario ; le courant ne reviendra qu’à la page 92 (séquence 77/6) - « Ma ! Pourquoi ils n’ont pas de groupe électrogène ?!? » râla Tonino pendant tout le tournage, sans cesser de faire des merveilles avec de simples Mizard autour d’une lampe à pétrole), mais aussi du somptueux Il était une fois l’Amérique de Sergio Leone, le vieux complice de toujours, et des images glacées autant que glaçantes du Salo de Pasolini - j’en passe, la liste est longue : le CV de Tonino Delli Colli est épais comme un annuaire départemental ! Et voilà qu’il faut dire « était »... Personne n’est éternel. Je ne sais pas si Tonino est parti avant son heure, mais je crois pouvoir affirmer que sa vie a été riche, et qu’il nous a fait partager une bonne partie de cette richesse par écran interposé. Il était drôle, il était sérieux, il était juste tout en sachant être de mauvaise foi avec un culot extraordinaire, il savait trépigner comme seuls les Italiens savent le faire ; j’entendrai toujours cette voix à l’accent inimitable qui m’appelait « Yan-Yougue » (la prononciation de mon prénom a toujours été un problème pour tous mes camarades de plateau non francophones), et il y avait dans son œil malicieux toutes les lumières du monde, dont celle de l’humanité la plus profonde.
Personne n’est éternel, donc. Mais les artistes ont un privilège sur les autres mortels : ils survivent à jamais à travers leur art. Tonino Delli Colli était un grand artiste.

Jean-Jacques Bouhon, AFC, et Tonino Delli Colli vus par Marc Salomon (Paris, septembre 2002)
Jean-Jacques Bouhon, AFC, et Tonino Delli Colli vus par Marc Salomon (Paris, septembre 2002)


Filmographie abrégée de Tonino Delli Colli dressée par Marc Salomon

1943 : Finalmente sì (Lazlo Kish)
1946 : O sole mio (Giacomo Gentilomo) (co-ph : Anchise Brizzi)
1948 : La città dolente (Mario Bonnard)
1952 : Totò a colori (Steno) ; La Fille du corsaire noir (Mario Soldati) ; Où est la liberté ? (Roberto Rossellini) (co-ph : Aldo Tonti)
1953 : Le Sac de Rome (F. Cerio)
1955 : Donatella (Mario Monicelli)
1956 : Pauvres mais beaux (Dino Risi)
1957 : Les Sept collines de Rome (Roy Rowland)
1960 : Capitaine Morgan (Primo Zeglio & André de Toth) ; Le Voleur de Bagdad (Arthur Lubin & Bruno Vailati)
1961 : Les Mille et une nuits (Henry Levin & Mario Bava) ; Accattone (Pier Paolo Pasolini) (co-ph : C. Di Palma non crédité)
1962 : Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini) ; La Ricotta (épisode de RoGoPaG) (Pier Paolo Pasolini)
1964 : L’Evangile selon Saint Matthieu (Pier Paolo Pasolini) ; Enquête sur la sexualité (Pier Paolo Pasolini)
1965 : Des filles pour l’armée (Valerio Zurlini) ; Les Sultans (Jean Delannoy) ; La Mandragore (Alberto Lattuada)
1966 : Des oiseaux petits et grands (Pier Paolo Pasolini) ; Le Bon, la brute et le truand (Sergio Leone)
1967 : William Wilson (Louis Malle) (épisode de Tre passi nel delirio) ; La Chine est proche (Marco Bellocchio)
1968 : Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone)
1969 : Porcherie (Pier Paolo Pasolini) (co-ph : A. Nannuzzi & G. Ruzzolini)
1970 : Le Decameron (Pier Paolo Pasolini)
1971 : Les Contes de Canterbury (Pier Paolo Pasolini)
1974 : Lacombe Lucien (Louis Malle)
1975 : Salo ou les 120 journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini)
1976 : Ames perdues) (Dino Risi)
1977 : Un taxi mauve (Yves Boisset) ; Les Nouveaux monstres (Mario Monicelli, Dino Risi & Ettore Scola)
1978 : Dernier amour (Dino Risi) ; Voyage avec Anita (Mario Monicelli) ; (D’amour et de sang
(L. Wertmuller)
1979 : Cher papa (Dino Risi) ; Rosy la bourrasque (Mario Monicelli) ;
Je suis photogénique (Dino Risi)
1980 : Fantôme d’amour (Dino Risi) ; Les Séducteurs (Dino Risi)
1981 : Conte de la folie ordinaire (Marco Ferreri)
1983 : Il était une fois en Amérique (Sergio Leone)
1984 : Le Futur est femme (Marco Ferreri)
1985 : Le Nom de la rose (Jean-Jacques Annaud)
1986 : Ginger et Fred (Federico Fellini) (co-ph : E. Guarnieri)
1987 : Intervista (Federico Fellini)
1990 : La voce della Luna (Federico Fellini) ; L’Africaine (Margarethe von Trotta)
1991 : Lunes de fiel (Roman Polanski)
1992 : La Soif de l’or (Gérard Oury)
1994 : La Jeune fille et la mort (Roman Polanski)
1997 : La Vie est belle (Roberto Begnini)