Un art collectif et subjectif

Une contribution de Nicolas Gallardo, étudiant à l’ENS Louis-Lumière

Dans le cadre de la présence à Camerimage d’étudiants de l’ENS Louis-Lumière et de La Fémis, l’AFC leur a proposé de contribuer d’une manière ou d’une autre aux articles publiés sur le site. Nicolas Gallardo, de l’ENS Louis-Lumière, revient, après coup, sur la conception qu’ont de leur travail la directrice de la photographie Eitvydas Doškus, LAC, pour le film lituanien de Šarūnas Bartas, Frost, et Bradford Young, ASC, pour la série "When They See Us".

Mardi soir, 22h, une longue journée de projections et de conférences s’achève. Un film lituanien, Frost, retient mon attention et me fait rester malgré la fatigue. La première scène se présente mal. Deux hommes se rencontrent de manière fortuite dans la rue de nuit. Au cours d’une conversation banale, l’un propose à l’autre, Rokas, de conduire un camion d’aide jusqu’à la frontière ukrainienne pour les soldats affrontant les forces pro-russes. Sans qu’on comprenne pourquoi, Rokas accepte de partir avec sa petite amie, Inga, dès le lendemain. L’image est trop contrastée, les noirs sont bouchés et de la scène se dégage une impression d’étrangeté qui fait fuir une partie du maigre public qui assiste à la projection.
Très vite pourtant, le film nous emporte. Rokas et Inga roulent en direction de Kiev puis de la frontière. Il n’y a presque pas de plans larges. Tout est dans les gros plans de ces amoureux dont on ne saura presque rien sinon qu’ils ont peu d’attaches et que leur couple est en crise. Au cours de ce long voyage, où rien n’est montré directement ni dit explicitement, tous deux vont devoir se perdre pour mieux se retrouver, et nous avec eux. Rien n’est directement montré du conflit ou de leurs ébats, tout est dans les discussions sur le chemin à prendre.
Au fil de la route et des rencontres, cette image, qui semblait si amatrice dans les premières minutes du film, acquiert toute sa poésie. Aux visages lisses des deux acteurs s’ajoutent ceux plus marqués des militaires qui les rejettent avant de les accueillir ou bien du vieil homme ukrainien qui les héberge. Fiction et documentaire se mêlent ainsi dans un entrelacs de gros plans. Plus les personnages approchent la frontière, plus l’image se déleste des couleurs. Le front ukrainien enneigé de la fin atteint le paroxysme de cette épure en faisant de ce film en couleurs un film en noir et blanc.

A la fin de la séance, Eitvydas Doškus, la cheffe opératrice du film, vient raconter la complexité de ce tournage. Šarūnas Bartas, le réalisateur, a tout de suite imposé son découpage comme une vérité peu discutable et lui laisse très peu de temps pour les installations de lumière. Elle se sent exécutante. Cette relation va cependant évoluer avec le tournage. Plus il approche le front, plus celui-ci se fait documentaire : les soldats filmés sont de vrais militaires et la plupart des gens rencontrés habitent réellement la zone de conflit. Eitvydas rencontre d’ailleurs un vieil homme qu’elle présente au réalisateur.
A partir de là, Bartas décide de tourner une partie du film chez lui. Progressivement, les idées de sa cheffe opératrice plaisent au réalisateur qui lui laisse de plus en plus d’espace de création. Cette histoire de relation réalisateur-cheffe opératrice m’a marqué par la beauté du geste qui semblait s’y être opéré : le road-movie rapproche le couple des filmés et celui des filmeurs. Le cinéaste a appris à faire confiance aux choix de son opératrice au cours du tournage et le résultat est la beauté envoutante de cette fin quasi noir et blanc, comme une symbiose de leur collaboration.

Cette histoire a d’autant plus résonné en moi que, le lendemain matin, j’assiste à une conférence donnée par Harbor : des étalonneurs et deux chefs opérateurs stars, Ed Lachman et Bradford Young. Dans cette discussion qui porte sur le dialogue entre chef opérateur et étalonneur, Young souligne que le "community building" est fondamental dans la création d’un film. En forgeant cet esprit d’équipe, on forge aussi la confiance qu’on a en ses collaborateurs. C’est pourquoi il insiste toujours pour garder les mêmes équipes sur ses tournages. Ce fut le cas, non sans combat de sa part, même sur Han Solo.
Pour Young, chacun doit se sentir responsable pour s’impliquer personnellement. Lui s’est toujours réclamé de la part de subjectivité qu’il mettait dans son travail. Il en a à nouveau fait la démonstration avec le pilote de la série Netflix "When They See Us" qu’il est venu présenter. Quatre adolescents noirs y sont victimes d’un coup monté des enquêteurs new-yorkais pour les faire inculper d’un viol qu’ils n’ont pas commis. Leur seule faute ? S’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Young est noir, a des enfants et habite à Baltimore, une ville à majorité afro-américaine. Il n’y a pas si longtemps, Donald Trump, dans un de ses innombrables sous-entendus racistes, déclarait qu’« aucun être humain ne voudrait vivre » dans cette ville « dégoûtante et infestée de rats ».

Éclairer une telle série n’est pas du tout innocent pour Young et l’engage forcément. Tout son travail a consisté à "inverser" l’image de ces enfants : le film leur refuse l’image de jeunes voyous en leur substituant celle de jeunes innocents issus de bonnes familles. La direction de la lumière change ainsi à mesure que l’étau des policiers se referme sur eux. En passant d’une lumière à contre-jour à une lumière de plus en plus frontale, Young reprend la brutalité des flashs directement pointés vers leur visage lorsqu’ils sortent du commissariat. Les faux témoignages ont été arrachés dans les conditions les plus illégales et immorales qu’on puisse imaginer, et l’innocence de ces enfants violée sous les yeux en larmes de leurs parents. Cette lumière aveuglante qui brûle les visages, c’est aussi celle des lampes frontales que les policiers envoient sur le visage des suspects, celle qu’un président balance d’un seul tweet à la figure d’une ville qu’il hait. Par effet miroir, la lumière de Young semble accuser ces jeunes aussi bêtement que la phrase de Trump accuse une ville d’être « pourrie ». Par la magie du cinéma, elle les érige en martyr d’un système voyou et raciste.

Certains continueront malgré tout de valoriser les choix d’un réalisateur comme les seuls subjectifs. Pourtant, ces histoires montrent que les partis-pris sont des engagements de collaborateurs qui n’engagent pas qu’un seul auteur. Les films ne sont que les tissus de collaborations et de choix subjectifs de chacun. Ces décisions peuvent et doivent nous engager. C’est en ce sens que l’on peut dire que le cinéma est un art collectif et pourtant subjectif.

En vignette de cet article, Mantas Janciauskas dans Frost, photographié par Eitvydas Doškus.