"Un film se fait tout seul"

Des propos de Jeanne Lapoirie, AFC

par Jeanne Lapoirie La Lettre AFC n°234

A l’occasion de la récente sortie en salles de Michael Kohlhaas, le film d’Arnaud des Pallières que Jeanne Lapoirie, AFC, a photographié, l’hebdomadaire Le Nouvel observateur (17-23 août 2013) et Sophie Grassin ont demandé à la directrice de la photographie de « livrer sa méthode et raconter le tournage du film ».

Ma rencontre avec Arnaud des Pallières
« Après le départ de Julien Hirsch, son chef opérateur habituel, Arnaud cherche quelqu’un pour le remplacer sur Parc. Entre nous, le courant passe. Mon père est peintre. Il fait de l’abstrait. J’aime l’art contemporain, le cinéma expérimental, les créateurs qui tentent d’élaborer une forme d’écriture nouvelle. Arnaud et moi sommes le contraire l’un de l’autre. Il a besoin d’organiser les choses, je viens de l’école Téchiné, un réalisateur qui plébiscite le hasard.
Pour Michael Kohlhaas, je propose d’abord de tourner à deux caméras, un dispositif que le budget rendra finalement impossible. Arnaud s’interroge : “ Mais qu’allons-nous faire avec la deuxième ? ” Je lui réponds qu’elle va nous surprendre et créer du bazar. Avec une seule caméra, il faut absolument emmagasiner le bon plan. La seconde lui aurait sans doute offert une possibilité de choix supplémentaire en matière de jeu. Mais l’important, c’est notre dialogue permanent. »

Michael Kohlhaas
« Je suis, en général, la dernière à savoir analyser ce que je “ fabrique ”. C’est une forme de protection, une façon de résister à l’inhibition qui me gagnerait peut-être si je me mettais à expliquer mon travail. A un moment donné, je ne pouvais même pas revoir mes images. Je le dis toujours : un film se fait tout seul. Il vous emporte. Comment suivre des acteurs qui montent à cheval ? Pallier l’absence de Steadicam et l’impossibilité d’un travelling quand le terrain accidenté nous l’interdit ? Les Sept Samouraïs, de Kurosawa, nous poussent à opter pour le panoramique. Nous nous plaçons instinctivement au milieu des comédiens. Qui en a l’idée ? Arnaud ou moi, je ne sais plus. Depuis Les Roseaux sauvages, j’affectionne la lumière naturelle, les fausses teintes, les contrastes, le vent, la brume.
Nous avons des intérieurs très sombres (au XVIe siècle, les gens vivaient dans l’obscurité), des décors brûlés de soleil. Sur le plateau, nous ne disons jamais : “ Attendons une heure pour que la lumière soit raccord. ” Arnaud sort de la grammaire traditionnelle, il transgresse les règles. Nous déplaçons un maximum de séquences à l’extérieur et “ sautons ” les axes. Mads Mikkelsen, facile à vivre et à travailler, est tout de même un peu perturbé. Il ignore s’il doit regarder à gauche ou à droite et je ne l’aide pas. Il doit me prendre pour une folle. Il n’y a rien à faire sur son visage. Hyper photogénique, il prend magnifiquement la lumière. Kohlhaas, sous ses apparences d’ogre, montre une très grande douceur, elle est aussi celle du personnage de Clou (Sergi Lopez) dans Parc et celle d’Arnaud. »

Mon parcours
« J’ai 30 ans lorsque André Téchiné m’appelle pour Les Roseaux sauvages. Coup de foudre professionnel : j’adore tout de suite et la personne et son travail. Avant Téchiné, les tournages me décevaient. Je pensais : “ Le cinéma, ce n’est donc que ça. ” Il me propose Ma saison préférée. Je m’entends bien avec Catherine Deneuve, beaucoup d’actrices préfèrent qu’un homme les éclaire, Catherine, elle, aime bien les femmes.
Même si nous faisons une image différente, le chef opérateur Thierry Arbogast, croisé à mes débuts, compte aussi beaucoup pour moi : il bosse rapidement, je ne suis patiente avec personne, et surtout pas avec moi-même. Si je ne trouve pas tout de suite, je sais que je ne trouverai pas. Je me montre exigeante, mais beaucoup moins perfectionniste qu’Arnaud qui va jusqu’au bout du détail.
Il y a, enfin, Valeria Bruni Tedeschi, avec laquelle j’ai collaboré sur ses trois films. Je me retrouve dans sa fantaisie, son côté non conventionnel. En ce moment, je travaille sur un projet radical de Ronit et Schlomi Elkabetz, tourné dans un décor unique et filmé du point de vue des personnages. Puis sur le prochain Sophie Letourneur, au scénario très onirique. »

(Propos recueillis par Sophie Grassin, Le Nouvel observateur, du samedi 17 au vendredi 23 août 2013)

Repères
1963. Naissance à Paris.
1994. Les Roseaux sauvages, d’André Téchiné.
1996. Les Voleurs, d’André Téchiné.
2000. Gouttes d’eau sur pierres brûlantes et Sous le sable, de François Ozon.
2003. Il est plus facile pour un chameau…, de Valeria Bruni Tedeschi.
2005. Le Temps qui reste, de François Ozon.
2007. Actrices, de Valeria Bruni Tedeschi.
2009. Ricky, de François Ozon.
2012. Jaurès, de Vincent Dieutre.