Un journal de bord du tournage de "120 battements par minute", de Robin Campillo

Par Romain Baudéan

La Lettre AFC n°279

Romain Baudéan, sorti de l’ENS Louis-Lumière en 2010, compte aujourd’hui plusieurs cordes à son arc : réalisateur, chef opérateur, premier assistant, photographe. Alors qu’il assistait à la caméra Jeanne Lapoirie, AFC, sur le tournage de 120 battements par minute, de Robin Campillo, il a tenu un journal de bord, publié sur son site Internet. A lire ci-après un extrait évoquant les trois premiers jours.

J-4 : « T’étais à la Gay Pride ! »
Pot de début de tournage dans un bar du 10e. Jeanne Lapoirie, la chef opératrice qui a éclairé tous ses films et que j’assiste depuis quelques années, me présente au réalisateur : « Robin, je te présente Romain. » Robin : « Ah non, ça va pas être possible ! » Je commande une bière au comptoir, croise deux grands chauves, la cinquantaine, look homo - comme la majorité de l’équipe qui a investi le bistrot. L’un d’eux, Philippe Mangeot, qui a participé à l’écriture du scénario, m’interpelle : « T’étais à la Gay Pride ! » Moi : « Non, désolé… ». Le ton est donné.

JOUR 1 : « Ça ne va pas du tout, il faut que ça coule ! »
Premier jour de tournage. Le plus important. Celui où l’on prend le pouls d’un film, d’un cinéaste, d’une équipe. 120 battements par minute, la fréquence cardiaque d’un nourrisson. Je viens d’apprendre qu’un embryon se forme depuis quelques semaines dans le ventre de ma femme. À quel moment le cœur émerge de la matière, ouvre ses vannes pour la première fois, injecte une giclée de sang à travers l’organisme, enclenche un processus vital, un compte à rebours irréversible ? 120 battements par minute, deux fois plus rapide qu’un adulte, un par seconde. PAPAM… PAPAM… 39 jours de tournage. PAPAM… PAPAM… Dans 8 mois, je serai père.

Nous tournons une scène dans une salle de conférence prise d’assaut par des membres du collectif Act Up. Adèle Haenel est la seule femme du commando parmi ces nombreux blousons noirs de 20 à 30 ans. À part, en blanc, légèrement voutée en avant, cheveux lâchés, bras ballants, sorte de combinaison improbable entre la Belle au bois dormant et Tarzan, silencieuse pour mieux gueuler plus tard, elle fait les cent pas dans la pénombre, loin des projecteurs tournés vers la scène qui sera bientôt baignée de sang.

La maquilleuse fait des retouches sur le visage ensanglanté d’un type en costard qui a reçu une poche de sang, étale le liquide sur sa joue, Robin s’impatiente : « Ça ne va pas du tout, il faut que ça coule plus ! ». Il insiste pour que l’on voit le sang s’écouler du visage par filets entiers. Le type est aspergé. Gros plan. 96 images par seconde. Une image cinématographique, symbolique, un visage christique au ralenti.

JOUR 2 : « Il faut espérer que le cinéma fonctionne. »
Tournage dans le métro (3bis) dans un wagon sans clim en plein mois d’août. 4 stations en boucle, toute la journée. Un film de bande, comme son précédent, Eastern Boys (2013). Les comédiens - dont la majeure partie ne sont pas des professionnels - sont cernés en permanence par nos deux caméras, en longues focales. On filme l’excitation de ces jeunes après une action dans les bureaux du laboratoire Metlon Pharm. À l’arrière-plan, légèrement en retrait, Arnaud Valois, magnétique, observe le groupe, s’en détache. Fascinant de constater comme son visage envoûte la caméra par rapport aux autres qui habitent pourtant le même cadre. Instinctivement, je fais la mise au point sur lui, qui écoute, alors qu’un comédien à l’avant-plan récite son texte. Après la prise, Jeanne me reprend : « Je ne comprends pas tes choix de mise au point. » On la refait, et je m’oblige à pointer cette fois-ci l’avant-plan. Cette fameuse cinégénie !

La scène sera entrecoupée de flash-back. Robin, qui monte le film lui-même et n’a pas pris de scripte sur le plateau, s’interroge : « Je ne sais pas ce que ça va donner au niveau des raccords. Il faut espérer que le cinéma fonctionne. » L’alchimie du cinéma, son mystère, sa magie. Robin semble avoir foi en son art. Il nous la transmet.

JOUR 3 : « Parce que tout le monde a peur que je tombe, mais je ne tomberai pas. »
Reconstitution d’un défilé de la Gay Pride, nos acteurs déguisés en pom pom girls, vêtus de tutus roses, dansent dans une rue qui mène à la place de la Nation. Deux caméras en longues focales, presque toujours à l’épaule, aériennes, mobiles, on filme au ralenti, 96 images par secondes, le ballet improbable des militants qui défilent contre le sida. Une chorégraphie décrite comme un rêve dans le scénario. Les acteurs sont surexcités, t-shirt relevés, tatouage « Rien à foutre » sur le bas ventre, yeux injectés de sang. Dans la scène, le personnage principal prend une pilule d’ecstasy. L’un des acteurs en a pris avant la scène, il est survolté, possédé. Alors que l’assistante mise en scène tente de le contenir en lui répétant qu’il ne tiendra pas tout le tournage à ce rythme-là, il répond : « Vous me faites chier ! Parce que tout le monde a peur que je tombe, mais je ne tomberai pas. » Il y a de la vie dans ce corps. Du drame aussi. On filme l’énergie vitale. Des corps blessés, à la force de l’âge, qui tentent de rester debout, vivants. Combien de pulsation minute sous ecsta ?

Robin contrarié par cet incident prévient qu’il ne veut plus que cela se reproduise. Un musicien de son orchestre a fait une fausse note aujourd’hui. Toujours cette question du rapport de force. Qui est sous l’emprise de qui/de quoi ?

De l’autre côté, Adèle Haenel, à l’avant du cortège, principalement hors-champ, et pourtant, elle contribue à mener la troupe, à transmettre son énergie à la foule, derrière. Crinière hirsute, elle saisit un fumigène qu’elle fait péter vers le ciel. Je fais la bascule de point sur son geste au moment de l’explosion. Il faut être en phase. Pas de dialogues dans cette séquence. Retour à l’essentiel. Des couleurs et des corps en mouvement, décomposés, un ballet. [...]

  • Lire la suite de son journal de bord en téléchargeant le PDF sur le site Internet de Romain Baudéan.

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photos prises pendant le tournage par Mehdi Rahim-Silvioli.